A quel point sommes-nous prévisibles ?

Par Yan Marchand
Docteur en philosophie et auteur

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Un enfant vient de naître. Une fille par exemple. Elle a toutes les vies possibles devant elle et pourtant… 12% de chances d’être scolarisée à deux ans, âge de la première cigarette : 14,1 ans, premier emploi : 22 ans et 5 mois ; premier enfant : 28,5 ans, départ à la retraite : 63 ans, espérance de vie : 85,4… Elle mangera cinq grammes de plastique par an ! Mais ce sont des statistiques, des généralités, la vie est pleine d’imprévus !
Vraiment ? Sondages, tendances, statistiques, prévisions, prophétie et oracle ! A quel point sommes-nous prévisibles ?

On aimerait bien penser une liberté…

 

J’ai souvent le sentiment d’être imprévisible, car moi-même qui me connaît demeure capable de me surprendre par mes réactions, mon caractère. Les autres semblent également incapables de me saisir. Je change soudainement de direction sans que rien ne l’annonce. Lucrèce, évoque un cheval dans sa prairie, s’étonne de le voir courir et modifier sa direction. Geste d’une volonté qu’il appelle le clinamen. Tout est linéaire mais, soudain, je déroute.
J’aime à penser que je suis l’auteur de la plupart de mes actions, ou alors que je parviens à m’arracher des habitudes : à faire événement. Je suis la cause unique ce qui arrive. Je sens que je suis viscéralement attachée à cette idée. Elle me semble la plus intuitive. Pic de la Mirandole, inaugure peut-être cet attachement à la spontanéité en disant que le créateur a ressenti la nécessité de générer une créature qui se détermine par elle-même. « Si nous ne t’avons fait ni céleste ni
terrestre, ni mortel ni immortel, c’est afin que, doté pour ainsi dire du pouvoir arbitral et honorifique de te modeler et de te façonner toi-même, tu te donnes la forme qui aurait eu ta préférence. », écrit-il dans De la dignité de l’homme.

Mais il faut admettre…

Il faut admettre que ces manifestations de la spontanéité sont souvent le signe d’une méconnaissance. J’agis parce que j’ignore ce qui me pousse à agir ainsi. Si j’avais l’intelligence suffisante, peut-être saurais-je saisir d’une seule vue tous les mécanismes qui me composent.
L’inconscient, l’organique, le social… ma liberté est remise en question. Peut-être ai-je le sentiment d’avoir agit librement, mais c’est toujours après-coup !
Rien n’est sans rime ni raison, dirait notre bon vieux Leibniz (Théodicée, article 242) je peux toujours rapporter une cause à une cause qui la précède et ceci jusqu’à l’infini, comme des poupées russes qui se déploieraient sans fin sans jamais toucher à la première. Dans ce cas, il n’y a pas de libre mais un degré de conscience des causes. Notons cette pensée cartésienne d’une liberté, non pas d’indifférence qui hésite entre rien et pas grand chose, mais d’une liberté qui est d’autant plus libre qu’elle peut justifier les raisons de sa détermination. Bref, je tourne à gauche librement parce que ma maison est là-bas. J’aime cette fille qui louche parce que dans mon enfance, j’étais attaché à une fille qui louche.
Cette vision de la liberté peut mener à des versions aussi radicales que belles. Destin, providence, mécanisme, alors je devrais me résigner à suivre mon lot. Il y a deux façons de se rapporter au destin nous dit Sénèque, soit on l’accepte et il nous prend par la main, soit on le refuse et il nous tire par les cheveux. Mais le point d’arrivée est le même. Pas vraiment libre… d’ailleurs cela a commencé comme cela. Je n’ai pas choisi ma naissance. J’ai été jeté au monde.
Où réside ma liberté : dans le fait d’accepter avec fureur ou tranquillité ce qui ne dépend pas de moi. Epictète, rattaché à la pensée stoïcienne, prend l’image d’un archer. Il est libre de se concentrer, de viser mais maîtrise-t-il les vents, le bois, les défauts de la flèche ? Pas tout. Alors il doit tirer comme s’il était libre mais accepter le résultat comme s’il ne l’était pas. Mais même au moment de la visée, il y a tellement d’impulsions qui composent mon geste, que je ne puis dire avec certitude : c’est moi qui tire. Seulement, je suis libre dans ma façon de me rapporter aux événements.
Alors si tout est intriqué, je peux être prévisible. En effet, l’événement porte la trace de sa cause, et porte déjà le contour de la conséquence. Ainsi, diraient les Stoïciens, le vol des oiseaux peut donner une vision de ce qui va se passer. Il ne sont pas là pour rien et ils sont porteur d’une quantité d’actions qui va former l’événement à venir. Finalement, notre imprévisibilité tient à ceci que notre intelligence des causes est limitée.

Une antinomie…

Les arguments pèsent de façon équivalente dans notre raison. Kant, dans la Critique de la Raison Pure, nomme ceci une antinomie. Ici la troisième. Existe-t-il une causalité libre ou n’y a-t-il que des déterminismes ? Ici c’est l’antinomie de la liberté. Empiriquement nous sommes déterminés par un ensemble de causes, mais à même ce cadre une action libre est possible, quand elle est morale. Nous avons une liberté, une liberté qui s’affirme, doute d’elle-même, se reprend et se perd, consent et refuse. D’ailleurs, si l’on parvenait à trouver une recette pour être libre, est-ce que cela serait encore la liberté ? La liberté est une idée. On ne la fera jamais exister empiriquement, mais elle sert de cadre de possibilité à l’émergence d’actions morales.

Les comportement probables…

Au moins ceci. Nous remarquons qu’au plus je connais une personne, au plus elle me semble prévisible. Ce n’est pas mécanique mais probable. Je peux estimer ce qui est possible. Par quel miracle ? Deux choses : tout d’abord la retrivilisation. (terme emprunté à Sloterdijk) Nous avons tendance à penser qu’une nouveauté ne comporte pas de nouveauté ou que la nouveauté n’a rien d’intéressant. Cela empêche notre pensée d’exploser sous les assauts d’un réel en perpétuel mutation.
En un sens, nous avons des fonctionnements assez répétitifs ou qui se modifient peu à peu. L’autre chose sur laquelle je peux penser des comportements possibles est le désir. Je peux avoir la faculté de désirer ce que l’autre désire. Et cela fait des effets de masse. Nous désirons, de façon mimétique, les mêmes choses en même temps par un jeu de regards et d’interactions croisées. Mais jusqu’à quel point pouvons-nous anticiper ? (Nous pensons à Girard)
Dernière possibilité : le dernier frein est peut-être le plus puissant. En réalité, je suis prévisible car je suis libre. Cela veut dire que suis responsable de la direction. Cette responsabilité peut m’angoisser. Alors je décide librement de ne pas faire usage de cette liberté et de suivre des comportements majoritaires.

Condamnés à être libre…

L’être humain n’est pas comme un objet technique. Il n’est pas fait à partir d’un plan qui se réalise. Il est jeté au monde. Il est à faire. L’humain est celui qui a à être celui qu’il est. D’où cette phrase célèbre : l’existence précède l’essence, dirait Sartre. L‘existentialisme est un humanisme popularise ce quasi slogan. D’abord je suis jeté au monde et ensuite je me définis. Alors que l’objet technique est défini et ensuite on le réalise Si bien qu’il est prisonnier de sa définition. Nous ne sommes pas en-soi (selon les termes de l’Etre et le Néant) mais pour-soi. Nous sommes aussi pour autrui, nous ne faisons pas cavaliers seuls.

Mais nous ne sommes pas seulement libres, nous sommes liberté. D’où nous viendrait cette capacité ? De notre faculté à imaginer des objets absents, de néantiser. De nous arracher. Nous ne sommes pas pris dans le réel, nous pouvons le nier et ainsi le modifier. Nous ne suivons pas les possibles, nous faisons émerger des possibles. Puisque nous ne sommes rien, soyons tout, dit la chanson. Le prisonnier ne se contente pas d’attendre le moment propice à l’évasion, il fait surgir la possibilité de l’évasion. Hannah Arendt, verrait dans la naissance, non pas un être jeté, mais l’apparition de quelque chose de neuf qui va forcément impulser une direction.

Mais sommes-nous en train de rêver à une liberté qui n’existe pas ? Peut-on fonder la liberté sur autre chose qu’une impression d’être libre ? Un sentiment intérieur, si cher à Rousseau.

La liberté du vivant…

Même l’organisme le plus rudimentaire semble faire preuve de liberté car il se change et change l’environnement dans lequel il devra changer… Simondon, dans Du mode d’existence des objets techniques, nous rappelle que le vivant fait de l’a-posteriori un a-priori. Ce qui veut dire ceci : la masse de l’expérience est sans cesse intégrée par le vivant pour former un point de départ vers une nouvelle expérience. Chez le vivant pas de mise à jour, on ne repart pas à zéro. On incorpore l’ancien pour générer de la nouveauté, c’est ce qui fait que chaque individu est différent. Il fait événement. Il se gonfle de tout le passé pour ouvrir un avenir. Cette énergie potentiel devient réelle, par ce transducteur qu’est le vivant

Il est temps de conclure…

A quel point sommes-nous prévisibles ? Nous avons bien des fonctionnements réguliers qu’il est possible d’anticiper dans une certaine mesure car notre liberté peut également être un outil de répétition et de régulation des comportements. Ceci afin de dessiner des trajectoires qui ne soient pas une succession de nouveautés. Mais cette même liberté à une double capacité : détecter le possible dans un réseau de réalités et transformer le potentielle en réel. Cela fait événement. Pas au sens d’un révélateur mais d’un créateur. Au sens où, sans mon action, le possible n’aurait même pas eu ce statut de possible. Certes cela ne vient pas de rien mais sans mon action, cela demeure dans la frange du néant qui ourle le réel.
Nous ne sommes pas imprévisibles car personne ne le souhaite mais cas échéant, nous pouvons être surprenant. Arrivons-nous à répondre à cette question : suis-je en mesure, par ma seule volonté, de faire émerger une réalité que rien n’annonçait ?

 

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