Avons-nous encore le sens de la famille ?

Par Yan Marchand
Docteur en philosophie et auteur

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La question peut sembler étonnante, car la famille fait toujours sens. Nous ne l’avons pas perdue, cette famille, a seulement évolué. Nous sortons de la représentation
un papa, une maman, des enfants. Cette vision traditionnelle néglige la pluralité des modèles familiaux. Selon Maurice Godelier, on peut répertorier au moins 182 modèles
familiaux. Il est d’ailleurs amusant de comptabiliser les façons de faire famille en France : nucléaire /monoparentale matricentrée /recomposée/recomposée mixte demi-frères-demisoeur/homoparentale/Intervention d’un donneur pour la génération/ GPA qui n’implique pas l’idée de couple…
On en oublie certainement. La famille n’est pas donc une réalité naturelle. Mais une invention. D’ailleurs, Aristote ou Lévi-Strauss imagine que la vie dans la cité, ou la société, précède la famille.

La pluralité des modèles familiaux

Cependant, derrière cette pluralité, il y a une structure : « Une famille est une unité sociale de procréation ou d’adoption des enfants, ainsi que de leur élevage par des adultes qui ont vis à vis d’eux des droits et des devoirs. », dirait Godelier. Il y a donc la fusion de trois pôles : le lignage, l’élevage et la reconnaissance par une autorité, sachant que ce dernier point est difficilement négociable.

Le lignage dépasse les liens du sang (adoption), l’élevage peut être assumé par des beaux-parents, des parents de coeur, des
amis de la famille, qui ne font pas partie stricto sensu de la famille. Le droit scelle une alliance très difficilement réversible.

Une autre dimension semble être au coeur de la famille : l’interdiction de l’inceste. Une fois encore, rien ne sert de convoquer la nature. Cette interdiction est une pratique sociale qui a donc une rationalité très éloignée de la seule morale. S’interdire des rapports de reproduction au sein de son groupe, c’est forcément s’ouvrir à un autre groupe, à la venue d’autres personnes, qui viendront enrichir tout le monde de leur langue, de leurs techniques, de leurs rites. C’est savoir que quelque part, un autre groupe est ouvert. Ce sont souvent le femmes qui circulent entre le groupes, pourquoi elles et pas les hommes ? Ceci est une autre question.
La famille n’est donc un univers fermé mais aussi un lieu d’intégration d’un autre, d’une autre, que nous ne connaissons pas encore.

C’est l’enfant qui fait la famille

Le sens de la famille n’a pas vraiment changé au fond. Mais les rôles semblent avoir changé. Les enfants tout d’abord on pris une valeur centrale. Meirieu disait qu’auparavant la famille faisait l’enfant, maintenant, c’est l’enfant qui fait la famille. Cette valeur centrale change les relations puisque l’enfant est devenu l’objet d’un désir parental, voire même la béquille pour des parents égocentriques en panne de salut, dirait Tavoillot.
Il est devenu un objet d’investissement, et donc une projection plus égoïste qu’auparavant. L’enfant des cultures individualistes sera donc choyé pour faire de nous les heureux parents. Cela aide-il l’enfant à devenir lui-même ? Faut-il rappeler qu’il n’appartient pas à ses parents, mais à l’adulte qu’il a raison de vouloir devenir ?

Nous remarquons également que l’éducation est devenue très ambivalente : d’un côté cet enfant du désir est protégé et on veut qu’il ait une enfance merveilleuse. Mais
pourquoi grandir si cette enfance est merveilleuse ? D’un autre côté, on va de plus en plus s’adresser à l’enfant comme à une personne – ce qui est sûrement un progrès – mais aussi comme à un adulte responsable que l’on peut associer à la plupart des décisions. Mais alors pourquoi grandir si on est déjà responsable de ses choix. Cette dualité : reste en enfance mais grandis peut déboussoler l’enfant moderne.

L’éducation pose la question de l’autorité

Nous sommes restés longtemps sur l’analyse de cette dimension : pourquoi responsabiliser les enfants ? Est-ce pour se déresponsabiliser ? Ou mettons-nous précocement les enfants dans un idéal de responsabilité où chacun doit être l’artisan de sa propre existence ?

Ce qui ne manquera d’angoisser un peu : car l’avenir est quelque chose qu’il devra assumer seul, alors qu’il n’est pas en mesure de produire les conditions de cet avenir. C’est aussi le mettre devant cette idée : tu devra assumer les conséquences de cette énorme liberté d’être soi. Et si j’échoue ?

Bien entendu, l’éducation pose la question de l’autorité : qu’est-ce qui rend l’autorité adulte légitime ? Si l’enfant est trop petit ou s’il est déjà vu comme un grand, cette
légitimité sera discutée. La légitimité de l’adulte n’est pas dans son statut (alors on parlera de pouvoir) mais dans le simple fait qu’il est plus vieux que l’enfant et peut dire : voilà le monde. Son autorité vient de son antécédence et c’est ce point précis qui ne fait plus fortune.

L’autre évolution notable est la place des femmes

L’autre évolution notable est la place des femmes. Ce n’est pas la fin du patriarcat mais un remodelage des relations. Les relations de genre semble être de plus en plus
allergiques aux enjeux de domination, du moins pour une part non négligeable de la société actuelle. Le droit égalitaire reste cependant difficilement accessible aux femmes. Et nous voyons avec la mise en question du droit à avorter dans certains pays qu’une vision traditionnelle a encore de beaux restes.
Quant à la parité, des sociologues comme De Singly, ne peuvent pas la remarquer réellement, mais il semble que les préoccupations ne sont pas uniquement là. Le grand
changement, dans les couples semble être le besoin d’autonomie. Les femmes semblent accepter – ou tolérer – les différences dans les tâches, la responsabilité parentale, mais à conditions que la façon de faire ne soit plus dictée par le monde des hommes.

Nous sommes peut-être davantage devant l’émergence d’une nouvelle culture féminine basée sur l’autonomie.

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