Avons-nous encore le temps ?

Par Yan Marchand
Docteur en philosophie et auteur

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Le temps n’est pas quelque chose que l’on peut perdre ou gagner, car il s’agit d’une réalité physique, qui explique la dimension irréversible des choses et le changement. Autrement dit, la quantité de temps, comme réalité chronométrique, reste toujours la même. Seulement, nous pensons à autre chose quand nous disons que nous n’avons pas le temps. Cela veut dire qu’un certain usage du temps nous échappe. C’est le temps vécu. En un mot, nous avons le sentiment de n’avoir plus le temps nécessaire pour s’ouvrir à une vie choisie.

On sent un « échappement du présent », une dispersion

Le temps ne nous appartiendrait plus au sens où l’on se sentirait privé de son usage. Nous passons notre temps non pas à faire des choses qui ne nous conviennent pas, mais qui s’enchaînent sans but réel. Nous allons d’une activité à une autre en nous demandant si cela fait sens. Nous cherchons la nouveauté pour la nouveauté, plein de cette curiosité dont parlait Heidegger ( Etre et temps) qui survole sans jamais se saisir des choses. Si bien que l’on sent un « échappement du présent », une dispersion. Alors, on se sent paradoxalement rempli et insatisfait.

Ce sentiment d’insatisfaction viendrait d’un certain usage du temps. Le temps contemporain serait un temps accéléré. Nous remarquons que l’accélération touche le social, la vie quotidienne et le monde de la technique. Nous exerçons plusieurs métiers, connaissons plusieurs fonctionnements familiaux et notre quotidien croule sous les diverses activités. Ce sentiment d’accélération n’est pas une vue de l’esprit mais un phénomène social que des personnes comme Russell (Eloge de l’oisiveté), ou H.Rosa,
Accélération) ont analysé en leur temps. Ils observent que nous devons faire un plus grand nombre d’actions dans la même séquence. Il n’y a donc pas d’autre solution que d’accélérer. Seulement, cela va donner engendrer un paradoxe (encore un !) : celui de courir sur un tapis roulant. Nous produisons une grande quantité de mouvements tout en ayant l’impression de faire du sur-place. Rosa reprend l’expression de « fulgurante immobilité ». Accélérer oui, mais pour aller où ? Quelle est la signification de cette accélération ? Le but de l’accélération serait-elle devenue l’accélération elle-même ?

Chacun doit être l’artisan de sa propre fin

Cette « compression du présent », comme l’appellerait Rosa, fait que nous ne pouvons plus nous installer dans un résultat. Il faut déjà passer à autre chose. Cela peut être dû au modèle économique, aux innovations techniques, mais aussi aux acteurs eux-mêmes qui se vivent dans cette accélération. Peut-être cela découle-t-il d’une certaine conception du temps : le temps n’est plus un roue, ou un cycle, ni une ligne qui va vers le règne de dieu, ou une ligne qui progressera vers le bonheur économique et social, mais une ligne infini qui est ce que les individus en feront. Autrement dit, chacun doit être l’artisan de sa propre fin. Cette liberté est réjouissante, mais elle engage une responsabilité qui pousse inévitablement les individus à se surinvestir. En effet, je suis libre de produire les conditions de mon existence, mais qui me dira de m’arrêter ? Est-ce à moi de poser la critère de la fin ? Qui me dira que c’est satisfaisant ? Ce mouvement semble infini. Si bien que nous relançons sans arrêt le projet de faire son existence avant de contempler les résultats et de se décevoir en permanence, car les résultats ne peuvent
être vécus que comme des étapes vers autre chose, toujours autre chose.

Selon le sociologue Ehrenberg (La fatigue d’être soi), cela pousse à une fatigue d’être soi. Certes l’individu contemporain se sent plus libre, car tout est possible ; mais en réalité rien n’est vraiment faisable, car il n’y a pas de fin. Si bien que l’individu se vit sur le mode l’insatisfaction. C’est ainsi qu’il explique la dépression comme maladie de la responsabilité. De nos jours, appelons-là burn-out, débordement, charge mentale. Cette angoissante responsabilité peut engendrer de la fatigue, et notamment cette asthénie qui est le signe avant-coureur de fatigues bien plus intimes.

La fatigue prend une grande place dans le langage actuel

La fatigue prend une grande place dans le langage actuel. Toute une littérature explose à ce sujet. D’ailleurs, nous nous définissons souvent par la fatigue. Sommes-nous entrés dans une société de la fatigue ? La fatigue n’est pas seulement l’affaiblissement dû à l’effort, elle est devenue quelque chose de plus psychique. Elle peut venir de l’épuisement généré par les conditions de travail et de toutes les activités qui épuisent nos ressources, mais surtout d’un mode d’organisation qui dépasse les limites des individus.
Alors nous ne sommes plus seulement épuisés mais accablés. Ce qui peut générer des formes de lassitude. Le temps de sa vie devient un temps d’ennui, un temps de souffrance, qui semble être un vide dans notre biographie. Au sens fort, quelque chose du temps ne passe plus, car cette vie n’est pas la mienne et j’attends sans grand espoir de vivre un jour.

Peut-on reprendre possession de ce temps ?

L’impression de ne plus avoir de temps, ou de manquer de temps viendrait donc de trois facteurs principaux : le premier serait l’accélération, l’autre la responsabilisation ; le dernier, une un mode d’organisation qui épuise les individus jusqu’à la lassitude.
Peut-on reprendre possession de ce temps ? La décélération a-t-elle un sens ? Peut-on sortir de la responsabilité individuelle pour penser à des relais collectifs, peut-on penser d’autres formes d’organisation qui ne s’appuie pas sur l’épuisement d’une partie de la population ? Que serait un bon usage du temps ? Aristote dirait que nos actions sont excellentes quand elles ont leur but en elles-mêmes. A cette condition, elles procurent un grand plaisir. Marcher pour la marche, ce n’est pas marcher pour attraper le métro. Un bon usage du temps serait-il dans la gratuité des actions ?

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