Jusqu’où peut nous mener notre imaginaire ?

Par Yan Marchand
Docteur en philosophie et auteur

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Imaginer des mondes, des utopies, des atopies, des fictions semble relever d’une capacité humaine : l’imagination. Cette faculté produit des imaginaires qui posent un problème de fond : ces imaginaires ne sont pas collés au réel. Ils semblent souffrir d’un écart dans lequel peut s’inviter toutes les déformations. L’imaginaire est-il une construction fantasque, finalement sans grand intérêt ? Si tel était le cas, on comprendrait mal notre appétit pour l’imaginaire. Alice au pays des merveilles, Le seigneur des anneaux, l’Utopie de Thomas More, ou La Nouvelle Atlantide de Bacon, seraient-ils à jeter dans les oubliettes des absurdités humaines ?
La dissemblance avec le réel discrédite-t-il l’imaginaire ? Le révèle-t-il au contraire. Pouvons-nous aller plus loin : n’est-il pas l’origine du réel ? Illusoire, révélateur ou
créateur ? Qu’est-ce que l’imagination et ses imaginaires ?

 Réduire l’imaginaire à un ensemble d’images est trop réducteur

Nous avons noté, en début de conversation, que réduire l’imaginaire à un ensemble d’images est trop réducteur. Pourtant, toute une tradition nous invite à penser cette réduction. Le terme même d’image trouve son origine dans la mimesis, dans l’imitation d’un modèle. L’image est donc une copie, un dégradé du réel. Platon nous prévient d’une relation biaisée aux choses, Saint Augustin parle de dissemblance, qui fait rater une compréhension direct de ce qui est vraiment. Pour Platon, l’image d’un lit est moins vraie que le lit dans lequel on dort, lequel est moins vrai que la définition d’un lit. Le concept de triangle est plus véridique que le triangle que l’on visualise et encore plus véridique que le triangle que l’on dessine Ces doctrines se méfient considérablement des images comme faux-semblant, et par extension à tout ce que nous percevons par l’intermédiaire de nos sens, lesquels ont tendance à nous tromper. Aussi, notre sensibilité produit-elle, elle-même des images, des imitation de ce qui est vrai. Descartes, dans les Méditations Métaphysiques, pousse l’exercice à son paroxysme jusqu’à nous demander si le réel perçu existe réellement ?
Comme ces amputés qui pensent encore sentir le membre manquants. Autrement dit, tout ce que je perçois n’est-il pas travaillé par mon imagination. Ce que je vois entretient-il une relation avec un monde extérieur ou n’est-il qu’une pure et simple représentation, un acte de la seule conscience ?

Elaborer une pensée qui ne soit pas imageante

Le sens de ces doctrines est de dire qu’une vraie relation au réel est essentiellement intellectuelle. Mais une pensée sans image est-elle possible ? Nous avons bien des modélisations d’espace à plus de trois dimensions. Nous pouvons le concevoir sans réellement l’imaginer. Descartes parle d’un chiliogone, figure a mille côté. Je peux la concevoir, mais puis-je réellement former une image de cette figure ? Barthes posait le problème d’un langage sans image, mais nombre de philosophes ont tenter d’élaborer une pensée qui ne soit pas imageante. Il faut bien les comprendre, car souvent on croit savoir alors que nous sommes bercés par des chimères.
Notre imagination et son imaginaire semble mal embarqués. A moins qu’une pensée sans image soit impossible. Les stoïciens, Zénon, par exemple, parle d’imagination compréhensive. Autrement dit, le réel pose son emprunte dans notre esprit comme le sceau dans de la cire. Si bien que notre image n’est pas le réel mais est une liaison avec le réel. L’image dit tout de même quelque chose de son origine. Et si l’on étudie vraiment cette image elle révèle le réel. Epicure ira même jusqu’à dire que l’image que nous avons des dieux est une impression de ces dieux inaccessibles qui vivent ailleurs mais quelque chose de leur matière nous touche. L’image a donc un lien de fidélité avec son modèle. Le tout est de ne pas regarder cette image de travers et de lui trouver d’autres causes. Je vois une emprunte de sabot et je dis qu’il s’agit d’un cheval de labour car je suis laboureur, alors qu’il s’agit de l’emprunte d’un cheval de guerre.

L’imagination donne une image aux concepts

La langue allemande, notamment avec Kant forme le concept de Einbildungskraft. L’imagination donne une image aux concepts. Sans elle, rien ne pourrait être représentable et aucune connaissance ne serait possible. Elle offre une cadre unifiant à la diversité de nos intuitions. Sans cela nous aurions une vision du monde totalement fragmentaire, informe. Un triangle, auquel on n’associe pas l’image de trois segments serait quelque chose d’incompréhensible. Unifiant le divers des expériences pour les relier à des concepts qui lui donne une structure, voilà notre imagination sauvée de la condamnation.
L’imagination est donc une faculté essentielle sans laquelle, il n’y aurait pas de connaissance. L’imagination n’est plus seulement une petite copieuse (on parle d’imagination reproductrice) mais la source de la connaissance (ou parle d’imagination productrice). Elle offre une forme sensible à des réalités qui sans cela serait imperceptibles.

Notre imaginaire ouvre des mondes possibles

L’imaginaire serait-il capable de faire naître des événements ? Nous imaginons dès que nous fabriquons. Marx dirait que, dans le travail, les choses existent idéalement dans notre imagination. Nous imaginons aussi dès que faisons des projets. Sans cette anticipation, aucune action, autre que des actions réflexes, ne seraient possible. Imaginer ce n’est pas forcément rêvasser. C’est produire les conditions de possibilité d’un réel souhaité. C’est grâce à cette faculté que nous pouvons modifier nos idées et leur donner une grande plasticité. Nous sentons cette plasticité quand on lit un livre. Notre imagination doit donner une forme sensible à des signes. Mais avons-nous une forme précise ? Non, il y a un flottement. Nous avons plein de possibilités de formes qui évoluent au fil de la lecture. C’est pourquoi nous sommes surpris quand un film, fixe le flux de notre imagination dans une image précise. Notre imaginaire ouvre des mondes possibles.

L’imaginaire est libéré du réel

Des mondes possibles ? Alors, l’imaginaire est libéré du réel, et c’est une grande nouvelle ! Cela viendrait confirmer que nous ne sommes pas englués dans les choses, mais que nous pouvons les nier, les décaler, les déplacer : nous produisons des choses irréelles. Cela conforte l’idée selon laquelle, nous ne sommes pas comme une chaise ou une table mais que nous pouvons nous affranchir pour décomposer et recomposer les choses. (C’est le type d’hypothèse que nous retrouvons dans L’imaginaire de Sartre) Et si nous sommes capables de le faire par l’imagination, c’est parce que nous sommes capables de produire nos conditions d’existence. L’imaginaire pointe notre liberté, et la met en exercice. Et qui sait, pour avoir formé d’autres mondes, nous devenons plus habile à modifier celui dans lequel nous devons vivre réellement.

 

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