Peut-on se simplifier l’existence ?

Par Yan Marchand
Docteur en philosophie et auteur

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Exister quelle aventure et il semblerait que la trajectoire ne soit pas si claire que cela. Tour, détour, errance et embuscade, sans compter les chemins qui ne mènent nulle part. Nous voilà parfois égarés. Émerge alors le désir d’une existence plus lisible, plus simple. Pourquoi se prend-on la tête, est-ce que l’on réfléchit trop, l’existence est-elle forcément complexe ?
Nous voudrions une vie plus simple, au sens de plus facile, une vie où je ne fasse pas l’expérience d’une liberté empêchée, d’une liberté face à des choix impossibles. Ce voeu est-il rationnel ? Commençons par définir le simple

Le simple n’est pas l’inverse du complexe…

Le simple n’est pas l’inverse du complexe mais de ce qui composé. Le simple est ce qui est à lui-même sa propre cause et ne dépend de rien d’autre que de lui-même. Il n’a pas de relation à un extérieur pour trouver sa définition. C’est l’élément minimal. L’atome dont parlait déjà Démocrite.

La forme achevé du simple serait comme ce dieu d’Aristote qui serait premier moteur : cause de tout et causé par rien. Alors le simple fait rêver parce qu’il est indestructible. En effet, il ne peut être autre que lui-même. Est-ce cela notre souhait : exister sans être endommagé par rien ?

La démarche scientifique simplifie également : elle va du plus simple au plus complexe et tente de progresser à partir d’éléments simplifiés pour tenter une lecture unitaire des choses. Est-ce cela que nous voulons : vivre des événement univoques, clairs, distincts, qui ne génèrent ni doute ni confusion ?

Seulement…

Seulement… exister c’est être en relation avec autre chose que soi. Les autres, le monde et même celui que je suis. D’ailleurs, le mot « exister » invite à penser une façon de se tenir hors de… l’existence s’extasie, s’éclate, ne sait tenir en elle-même, elle n’est pas auto-digestion. Donc une existence est inévitablement une composition.
Voilà le paradoxe d’une existence qui compose toujours avec l’extérieur et souffre donc d’intranquillité face à une conscience qui cherche des techniques de libération du souci. Pouvons-nous accueillir l’événement avec indifférence ? Epictète nous conseille d’être indifférent aux choses qui ne dépendent pas de nous et d’en rester à son choix de vie : notre relation aux événements.

Libérons notre vécu des chamboulements extérieurs. Cherchons l’absence de souci. Est-ce cela la vie simple, devenir comme la sphère qui touche au minimum le sol sur lequel elle roule ? Les grecs avaient un joli mot pour désigner ce projet : l’autarcie. Cela nous fait penser à quelque chose de monacal et peut-être que cette pensée antique lance des passerelles avec ceux que l’on nommait alors les galiléens.

Une ascèse est-elle désirable, au sens d’un véritable exercice de soi, un exercice du purgation de tout ce qui nous heurte et nous blesse ? Tout comme on dégage la sculpture d’un bloc grossier, nous pourrions devenir nous-mêmes à force de sculpter notre propre statue, pour reprendre une expression de Plotin. Ce qui me perturbe, c’est le trop. Maitre Eckhart, dans Du détachement nous parle d’une montagne de plomb sous une brise légère, d’une âme qui est comme l’alignement des gonds dans une existence qui bat à tous les vents. « Fuis le crée ! », nous dit-il. Isolé dans son for intérieur nous touchons le néant qui est contact avec le Dieu caché et nous gagnons en immobilité. Mais quel programme !
Mais alors, la vie simple semble se tenir en dehors de l’existence, elle semble extraordinairement complexe, puisque illusoire. Personne ne fuira jamais le crée. Personne n’est autarcique. Personne n’est une citadelle face aux événements.

Alors osons dire que l’existence, par définition, est une prise de tête !

Alors osons dire que l’existence, par définition, est une prise de tête ! Par définition. Car elle butte sans cesse sur sa condition. La mort, les autres, le monde, l’obligation d’agir… sur tout ceci nous n’avons pas la main et pourtant c’est sur cette toile de fond qu’une existence est possible. Car ces limitations nous obligent à la relation. Le monde est là et tout a une relation avec tout, quelle belle pelote. Les autres m’invitent à entrer en relation ; ils me regardent et je les regarde, pour un jeu continue de blâmes et d’encouragements. La mort me fait comprendre qu’il n’y a qu’une chance de faire sa vie et qu’il n’y a rien avant ni après ce bout d’existence que je dois faire ; et le travail me fait comprendre que je ne peux pas ne pas agir.
Par conséquent, hormis ces conditions, tout est offert à ma liberté. Alors que dois-je en faire ? Il y a là une angoissante responsabilité ? Et d’ailleurs, pourquoi faire sa vie ? Il y a même une petite dose d’absurdité. Mais c’est au moment de cette angoisse qu’existence il y a : « L’angoisse même de la vie pousse l’homme hors du centre où il a été crée. », dirait Schelling (Recherches philosophiques sur l’essence de la liberté humaine et les sujets qui s’y rattachent, §381) Dans l’angoisse, je sens que cette vie qui se déporte tout le temps est bien la mienne, mais je n’en prends véritablement conscience que si je la frotte à ce qui la rend possible : la mort, les autres , le monde, l’obligation d’agir.

Exister est donc une relation soucieuse. Ce qui est sans souci, c’est la chaise collée contre le mur. Elle ne sait pas que le mur existe. Et le mur lui rend bien cette indifférence. Elle n’ont pas de monde, pas de relation à autrui, pas d’action et s’usent au lieu de mourir. C’est pour cela que nous nous dispersons, que nous nous affairons, que nous nous étourdissons de projets, que nous voulons être là et ailleurs, car il y a une difficulté à être soi.

L’angoisse est-elle le fond de l’existence humaine ?

Peut-être mais ce n’est pas que du malheur, car parfois nous sentons que l’existence touche juste : dans le plaisir d’exister. Par exemple
dans le jeu ou toutes ces formes de gratuité. Lorsque nous faisons quelque chose sans autre but que de le faire, il semble que nous coïncidons avec ce que nous avons à être. Marcher pour marcher et non pour attraper le métro. Jouer sans espoir de gain. Regarder la mer ou un tableau. Action gratuite et regard désintéressé, peut-être avons-nous là des moments simples, facilement répétables et qui, au fond ne sont pas de vaines distractions, mais des moments où nous sentons puissamment que nous sommes-là, sans pourquoi, de façon achevée.

Inutiles mais aussi inutilisables.
Peut-être que notre méthode de simplification est là.

 

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