Que faire de nos souffrances ?

Par Yan Marchand
Docteur en philosophie et auteur

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Nous ne formons pas une société d’immortels. C’est pour cela que nos racines grecques nous inspirent encore. Car il y a deux mots pour définir l’être humain : anthropos. La réalité biologique. Et le mortel. Brotos. Notre réalité.
D’ailleurs, c’est significatif que cette mortalité nous nous la rappelions à chaque fois que nous nous voyons. Bonjour, comme si de mauvais pouvaient venir. Au revoir ce qui n’a rien de certain. Comment ça va ? Comme si une herbe demandait à une herbe : comment tu fanes ?(Kafka)
Réjouis-toi disaient les Grecs anciens. Réjouis-toi de quoi ? Tu vois la lumière du soleil une journée de plus. Les latins inscrivaient sur les cadrans solaires : toutes blessent et la dernière tue. Car la mort est certaine et l’heure incertaine.
Pourquoi parler de notre fragile condition ? Car elle s’incarne pleinement dans le temps des blessures et donc dans le phénomène même de la douleur. Que faire de cette douleur, a-t-elle un sens ? Que devient-elle quand elle se fait appeler souffrance ? A-t-elle quelque chose à nous apprendre ou se réduit-elle à un dévalement dans l’absurdité des choses ?

Toute douleur semble rappeler notre finitude

 

Toute douleur semble rappeler notre finitude. La vulnérabilité n’est pas qu’une information existentielle, une épée de Damoclès qui tombera en raison d’une éventualité physique, comme une maladie, ou sociétale, comme une guerre. La vulnérabilité est ce que l’on éprouve. Ce qui met à l’épreuve de soi. Et qui angoisse pour une raison évidente : elle annonce la possibilité de la mort :
« Et je trouve par expérience que c’est plus tost l’impatience (impuissance à supporter) de l’imagination de la mort qui nous rend impatiens de la douleur, et que nous la sentons doublement griève (grave) de ce qu’elle nous menace de mourir. » Montaigne, I, Chapitre XIV, PUF, Quadrige, 1988, p.56.

La souffrance introduit une autre dimension. Faut-il la distinguer de la douleur ?

Wittgenstein (recherches philosophiques, 1, §283) nous rappelle judicieusement que si on mal à la main, ce n’est pas le corps qui a mal, mais celui qui ressent la douleur. Et on ne s’adresse pas à la main pour la consoler mais à celui qui souffre. Autrement dit la douleur n’arrive pas que au corps mais à quelqu’un : elle contamine la pensée. C’est ça la souffrance. Impossible de se concentrer sur autre chose, les autres, mes projets, le monde qui continue à s’agiter derrière ma fenêtre. Cette vie à souffrir, me fait dire : c’est pas ma vie. J’ai l’impression d’être pris au piège d’une situation qui ne me convient pas. Et pourtant, la maladie me colle à la peau et me rappelle sans cesse que c’est bien à moi que cela arrive. Ce n’est plus la douleur comme information, mais cette douleur qui devient intense, intense parce que j’y pense. L’expérience de la douleur, peut devenir l’épreuve de la souffrance. (La souffrance n’est pas la douleur, de Paul Ricoeur in Souffrance et douleur, autour de Paul Ricoeur, PUF, Collection question de soins, 2013, p.104 : « on s’accordera donc pour réserver le terme douleur à des affects ressentis comme localisés dans des organes particuliers du corps ou dans le corps tout entier, et le terme souffrance à des affects ouverts sur la réflexivité, le langage, le rapport à soi, le rapport à autrui, le rapport au sens, au questionnement »)

 

Il y a donc une dimension subjective dans la souffrance

Il y a donc une dimension subjective dans la souffrance. La preuve, à altération comparable, et donc douleur comparable, vous aurez des évaluations très différentes. La souffrance rappelle que la douleur n’est pas ce qui arrive à un corps mais à un individu qui évalue sa douleur et lui donne son intensité. « Dans souffrance, il faut entendre sens. Si douleur est un concept médical, souffrance est le concept du sujet qui donne à la douleur son intensité, sa souffrance, et non un état du corps. L’organisme est une chose, la personne en est une autre, et seule cette dernière souffre. Impensables l’un sans l’autre, un corps de sens double en permanence le corps biologique, ils sont la personne elle-même. La souffrance est graduée de la simple gêne à la déchirure de soi. » Tenir, douleur chronique et réinvention de soi, Le Breton, p 30-31

La souffrance entraîne également une perte de liberté : Je ne fais plus ce que veux. Je sens un décalage entre ma volonté et mes capacités. Le pire, c’est que la maladie impose cet état, je peux aller dans toutes les pièces de la maison, prendre toute les positions, elle ne me lâche pas d’une semelle. Il n’y a pas de refuge, disait Lévinas.

« Le contenu de la souffrance se confond avec l’impossibilité de se détacher de la souffrance. Et ce n’est pas définir la souffrance par la souffrance, mais insister sur  l’implication sui generis qui en constitue l’essence. Il y a dans la souffrance une absence de tout refuge. Elle est le fait d’être directement exposé à l’être. Elle est faite de l’impossibilité de fuir ou de reculer. Toute l’acuité de la souffrance est dans cette impossibilité du recul. » Le temps et l’autre , PUF Quadrige, 2001, p.55

La souffrance entame notre perception du temps

La souffrance entame notre perception du temps : dans la fatigue sans refuge, il se produit une déformation du temps. A force de vouloir que cela passe, le temps ne passe plus. C’est l’ennui. Ce n’est même pas de l’impatience, qui est encore pleine d’espoir, mais une façon de s’enkyster dans « l’éternité boursouflée de l’ennui », dirait Jankélévitch. La souffrance est-elle un temps d’ennui au sens d’une maladie du présent : « le temps privilégié de l’ennui est bien ce présent de l’expectative qu’un avenir trop éloigné, trop impatiemment attendu a vidé par avance de toute sa valeur : dans cette maladie l’avenir déprécie rétroactivement l’heure présente, alors qu’il devrait l’éclairer de sa lumière. »

Autre difficulté : les autres nous voient souffrir. Nous pouvons subir le phénomène de liminalité. Blessé, je sens aussi que je blesse l’autre. Car la souffrance se livre et interroge tous les repères. Cela pose le problème de la liminalité. Ce terme désigne la perte du lien social. Car vous perdez une identité sans en avoir une nouvelle. Ombre de soi-même, vous glissez sur la marge d’un groupe qui voit son système de sécurité menacé. Si bien que tout le système de mots, de gestes, de comportements qui visent à nous rassurer n’a plus de sens. Celui qui souffre déconcerte. D’où ce paradoxe : non seulement la personne est soumise à elle-même, mais en étant sous le regard permanent d’un jugement extérieur. D’où ce sentiment d’être un poids ou une charge. D’être un fardeau pour les autres. Les défenseurs de l’euthanasie sous estime souvent l’influence du groupe sur les décisions intimes de mourir. Et nous percevons en même temps l’impuissance des autres à nous aider, qui peuvent s’en vouloir culpabiliser et accuser. Les vulnérabilités résonnent car nous souffrons de la souffrance d’autrui.

La souffrance est un fait psychique, somatique, individuel et social. Disons-le total. D’où l’idée du sans refuge de Lévinas. Je suis condamné à être celui que je ne veux pas être. La question de fond est la suivante : Pourquoi souffrir ? Une telle expérience semble absurde : c’est l’expérience la plus intime et la plus étrangère.

Comment restituer de la capacité ?

Comment restituer de la capacité ? On abandonne l’idée de la douleur sensorielle liée au cerveau. La preuve, à altération comparable, le ressenti de la douleur est très différent. Il convient donc d’explorer avec la personne douloureuse ou en souffrance toutes les pistes. Neuro, histoire de la douleur, affecte… comme la souffrance est un enchevêtrement d’un corps qui devient psyché et d’une psyché qui devient corps, il convient de combiner les ressources de toutes les partenaires. Il n’y a pas une stratégie, mais un univers symbolique dans lequel émerge et vit une souffrance.

L’accompagner, la soulager, c’est entrer en relation avec tout ce qui peut donner lui du sens. Toute accompagnement de la souffrance est un acte de langage. Peut-on aller jusqu’à se demander, si la souffrance peut devenir la source d’une positivité ? Peut-elle devenir capacitaire ? En effet, une capacité n’est possible que sur fond d’une vulnérabilité fondamentale.

Selon Cynthia Fleury, dans Le soin est un humanisme, c’est à partir de ce système d’hypercontraintes que nous devons imaginer des modes de vie. Sans vulnérabilité, sans faillibilité, sans souffrance, il n’y pas de capacités. Imaginons un être invulnérable, tel celui que vendent les transhumanistes : il serait sans capacité et sans relation. Car il ne serait ni aidé ni aidant.

La vulnérabilité n’est pas déficitaire : elle impose une relation aux autres, comme à soi.

Cette capacité relationnelle permet d’inventer les modes de vie, à condition que des personnes répondent par leur présence et leur écoute à ce besoin aiguë de relation. Mais personne n’a dit que c’était un cheminement simple, si la relation ouvre la possibilité d’une nouvelle forme de vie, la souffrance a tendance à couper toutes les relations, à m’isoler des autres.

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