Puis-je dire qui je suis ?

Par Yan Marchand
Docteur en philosophie et auteur

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Dire qui je suis, c’est prendre comme sujet le meilleur thème possible. Moi ! Car au fond, je me dis que la vie sans moi ne serait pas grand-chose. N’est-ce pas le plus beau sujet de nos méditations ?
Autoportrait, autobiographie, écriture de soi ou autofiction sont autant de façons de poser un problème : peut-on se décrire comme une tasse ou une chaise? Cela semble absurde. Heidegger ( (§ 25 être et temps) nous rappelle que nous voulons répondre à répondre à la question qui suis-je ? et non que suis-je ?

Le moi, c’est celui à qui tout arrive.

 

Pourtant, loin de garder le silence, sur cette matière, nous demandons qui nous sommes. Que peut-on dire de cette personne qui a traversé cette existence et que je suis. Existe-il un socle granitique, comme un point de référence, auquel chacun peut raccrocher toutes ses expériences, un Moi ? J’en ai l’impression, car les événements ne se contentent pas d’arriver. Ils arrivent à quelqu’un qui en pense bien quelque chose à la première personne et qui dit « je ». Mais à qui renvoie le je, qu’est-ce que le moi désigne réellement, qui se cache derrière le prénom ? Peut-on le dire ou le penser ? Ou alors, ce je, ce moi, ce porteur de prénom est-il un insaisissable qui rendrait-il toute enquête sur soi parfaitement illusoire ?

Angelus Silesius, disait bien :
« On ne sait ce qu’on est.
Je ne sais qui je suis, je ne suis qui je sais :
Une chose et non une chose, un point infime et un cercle. »

Qui suis-je moi qui pense dirait Descartes ? Le moi, c’est celui à qui tout arrive. Mais qui est-il ? Il fait le lien entre la personne et tous les événements de la vie, comme si nous avions tous, logé en nous, un observateur impartial susceptible d’être décrit. Mais peut-on se décrire sincèrement ? Difficile mais on peut au moins essayer.

 

Un « moi » peut-il être l’objet d’une description ?

Un « moi » peut-il être l’objet d’une description? C’est complexe car il est à la fois sujet et objet à décrire, disions-nous. Même s’il est impossible de tout dire dans le moindre détail, il reste en notre pouvoir de se présenter sincèrement avec le maximum d’exactitude possible. Peut-être était-ce le projet de Montaigne qui nous propose « un livre de bonne foi, lecteur : Je veux qu’on m’y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention et artifice : car c’est moi que je peins. » Il se veut si sincère que les amis les plus proches pourront retrouver dans cette description la connaissance qu’ils ont de Montaigne. Ce portrait ne peut pas être complet, mais cela peut être honnêtement fait. C’est partiel, mais cela reste impartial.

Tout se rattache à moi à la première personne. J’ai une identité qui demeure malgré les changements ? De ma naissance à ma mort, ma conscience tisse un fil. C’est moi. J’ai le sentiment d’une continuité. Ce n’est pas à mon voisin de vivre cette vie là. Quelque chose est resté malgré le changement : c’est moi. C’est ce que Locke nommerait l’identité personnelle. (Essai philosophique concernant l’entendement humain)

Tout ce que je peux recomposer de mémoire en le rattachant à moi, c’est le fond d’une identité. Nous avons cependant remarqué que c’est une entreprise qui peut seulement évoquer des choses secondaires, comme l’avoir, le métier, les fonctions mais pas moi, qui reste bien insondable. Il y a bien des choses qui me sont arrivées, c’est certains, mais à qui cela arrive-t-il réellement ? Nous sommes un quelque chose, à qui il arrive bien des choses, très différentes.

Nous ne sommes jamais la même personne.

Parfois nous avons le sentiment d’entamer une quête impossible. Comme si l’identité était une illusion, car je change en permanence.
Nous ne sommes jamais la même personne. Comparez une photographie de votre enfance à celle d’hier. Cette photographie est troublante car les changements sont importants. Alors d’où vient notre impression d’être toujours le même. Ai-je vraiment une identité stable ? Si je suis attentif, je change tout le temps. Nous changeons de corps, mais aussi de pensées, d’émotions, de perceptions, perpétuellement, si bien que quand je dis JE c’est un peu illusoire, car cela se passe dans un moi qui n’a pas de consistance ou dont je n’ai pas conscience. Je suis plutôt une mosaïque dont chaque carreau n’arrêterait pas de changer. Peut-être que l’identité repose sur le sentiment illusoire d’être soi, dirait-on dans l’esprit de Hume.
« Il n’est pas un seul pouvoir de l’âme qui demeure inaltérablement identique peut-être pour un seul moment. L’esprit est une sorte de théâtre où différentes perceptions font successivement leur apparition , passent, repassent, glissent et se mêlent en une infinie variété de positions et de situations. Il n’y a en lui proprement ni simplicité en un moment, ni identité en différents moments ». Hume, traité de la nature humaine, LI, partie 4, section 6

Mais alors, qui suis-je ?

Ce sentiment de dispersion peut encore être renforcé par l’idée d’être composé par des altérités. Freud disait en son temps que nous ne somme plus seul maître en notre demeure et posant la thèse de l’inconscient. Cette instance vigilante, réflexif n’est pas la seule composante de notre appareil psychique. Cette hypothèse se retrouve chez Schopenhauer par exemple. Qui nous dira que tout change en nous, nos corps comme nos pensées, pour une chose mémorisée combien tombent dans l’oubli ? pourtant nous avons le sentiment de rester le même, cela se voit dans le regard. « Mais ce moi là n’est qu’une simple fonction du cerveau et non notre moi véritable. Celui-ci, ce noyau de notre être, c’est ce qui est caché derrière l’autre ». Notre conversation pose le cadre d’une antinomie classique en philosophie. L’identité est-elle une substance ou une illusion ?

Nous pouvons décaler un peu le propos et se demander si en fait l’identité n’est pas tout simplement l’effort que nous faisons pour produire une histoire qui sera plus ou moins validée. Cela veut-il dire que mon identité fonctionne comme une fiction ?
On ne dit pas qui l’on est, pas seulement, on adresse aussi cette recherche aux autres. Je mets souvent mon identité à l’épreuve de ce qu’en pensent les autres. Il faut donc s’adresser aux autres sans mensonge mais aussi sans réelle exactitude. L’identité voyage entre le faux et le fade. Nous ne disons pas qui nous sommes, nous n’inventons pas non plus. Entre les deux, nous composons.

Chacun d’entre nous est-il le personnage d’une autobiographie qu’il souhaite singulière ?

Mais qui est ce « je » qui est train de vivre et qui parle de lui ? Nous épuisons notre temps à nous raconter. Parfois, nous nous appuyons sur des éléments factuels, de vieilles photos, un arbre généalogique, un blog. Celui qui a traversé cette existence est bien celui qui se souvient de tout cela, et pourtant, il est si différent de la personne d’hier. « Qui suis-je ? », cette question a-t-elle une réponse?

Toujours le même et toujours un autre. Y a-t-il un « moi » profond auquel tous les événements de la vie se rattachent et que l’on décrire, ou ce « moi » n’est-il qu’une illusion qui se métamorphose au gré des événements vécus ? Peut-être n’y a-t-il ni substance, ni illusion : celui que je suis est un narrateur.
Je suis l’histoire d’une vie qui se raconte, la fresque composée par les souvenirs, une composition. Les éléments s’arrangent au fil du temps, selon les situations, selon la réaction des auditeurs. L’identité est-elle la somme de tous ces récits racontés par le narrateur et que les autres reprennent dans leur propre biographie? Fait-on comme dans un film, ou dans un livre ? Oui, à cette différence près que ce ne sont pas des histoires, mais nos histoires individuelles, qui font aussi partie de l’histoire des autres narrateurs. C’est pourquoi Paul Ricoeur, soucieux de décrire ce phénomène, forge l’idée d’identité narrative.

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