Quelle est notre relation à l’argent ?

Par Yan Marchand
Docteur en philosophie et auteur

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Il n’y a pas toujours eu de l’argent mais des échanges, oui. Se demander ce qui fait la valeur d’une chose n’est pas si simple, car naturellement les choses n’ont pas de valeur. Une feuille ne vaut pas plus qu’une montagne. Pour qu’une chose prenne de la valeur, il faut y prêter attention. Il faut aussi se demander à quoi elle peut correspondre. Sans système d’échange, il n’y pas d’évaluation de ce que cela vaut. Donc la valeur précède l’argent.

D’où vient la valeur d’un objet ?

 

Mais d’où vient la valeur d’un objet ? Qu’est-ce qui rend deux objets comparables, ou commensurable ? Aristote se posait déjà cette question (Politique : I, 9) Une chaussure sert à chausser et à être échangée. Il y a deux usages de la chaussure. Il y a une valeur d’usage et une valeur d’échange : combien de grains de blé contre combien de gouttes de vin ? Alors, nous commençons à évaluer, à demander ce que cela vaut, quel est le critère d’échangeabilité ?

 

Cependant la valeur ne vient pas uniquement de l’usage et de l’échange, l’objet a aussi une valeur en lui-même et par rapport aux autres objets. Marx et peu d’autres avant lui, se pose la question de la valeur non plus à partir de l’usage mais de la production. Ce retournement nécessite d’aller contre une tendance de l’objet de camoufler la quantité de temps, de peine, de réalité humaine qu’il contient.

 

Cette tendance du travail à se cacher dans l’objet est résumée par Marx dans le concept de fétichisme. Comme le fétiche est une idole qui a sa vie propre et semble s’être fabriquée et animée de façon magique, l’objet s’opacifie pour éviter que l’on ne perçoive la réalité humaine contenue dans l’objet. Qui pourrait utiliser un smartphone si la réalité humaine était lisible derrière sa production ? Le fétichisme c’est lorsque l’on croit que les objets ont une valeur propre, alors qu’ils taisent le travail social qui a été nécessaire à sa formation. Mais qu’est-ce que le travail social : le travail social et l’ensemble des actions à la source de l’objet, si bien que chaque objet est en réalité une cristallisation de rapports sociaux et la valeur entre les objets rejouent des rapports sociaux.

Dans chaque objet il y a des coopérations, des négociations, des rivalités, des relation de pouvoir, des joies et des peines, bref de la vie. A quand les objets transparents ?

 

Comment mesurer l’échangeabilité des objets ?

La question reste entière : comment mesurer l’échangeabilité des objets ? Et comment mettre sur une même ligne des objets si différents ?

Il a aussi un critère subjectif. Le désir peut influencer la valeur de l’objet. Simmel pointe trois phénomènes triviaux qui nous montrent bien comment se fonde une valeur : dans la perte de l’objet dont on se rend compte qu’on y tenait, dans le refus qui fait monter le désir et la valeur de l’objet, dans  l’éloignement qui lui donne des charmes accrus. « La valeur, dit Simmel, est le corrélat du désir » (Philosophie de l’argent) Mais il n’y a pas que mon désir, il faut aussi que cet objet soit désiré par d’autres.

Cette analyse du désir permet de comprendre la valeur économique : il faut que cela soit rare et accessible. La rareté ne prend sens qu’à partir d’une fréquence. Voilà la chimie de la valeur : cette fréquente rareté que symbolise au premier chef la monnaie. Car sans cette fréquence, il n’y aurait pas d’accoutumance et sans cette rareté il n’y aurait pas de demande, dans les deux cas, aucune valeur. Simmel dit que pour franchir le cap de la valeur il faut rareté, ampleur, fréquence et durée. L’or est rare, plus que d’autres choses en moyenne, mais quiconque peut en obtenir, et il dure. Le passage à la monnaie peut se faire.

Certains ont donc développé une idée ingénieuse : L’ARGENT.

Pour la petite histoire, les premières monnaies apparaissent vers 650 av JC en Grèce Egéene et en Asie Mineure, peut-être Alyatte roi de Lydie, père de Crésus bat monnaie pour son prestige. C’est un bijou que l’on peut localement échanger. On parle aussi d’Egine comme berceau de l’argent. Nous passons rapidement de la monnaie prestige a autre chose : la monnaie implique les poids et les mesures, autrement dit un consensus au sein de la cité, elle sert d’étalon pour fixer des prix :
1) penser la commensurabilité des biens.
2) favoriser les échanges.
3) stocker de la valeur.
4) valoriser les cités émettrice de monnaie qui frappe le droit (une tortue pour Egine, un lion pour la Lydie, une chouette pour Athènes…) et s’engagent.

Mais arrêtons-nous sur cet argent : ces pièces dans nos mains, ces lignes sur nos extraits de compte. Cessons de le dépenser sans y penser : que sont ces objets quotidiens ? Des choses très pratiques qui servent à réguler les échanges et à différer la dépense, mais la spéculation a très rapidement été un objet d’étonnement : Aristote, (Dans le livre I de la politique, dans le livre v de l’éthique à Nicomaque) analyse les avantages de l’argent, c’est plus commode, mais il s’étonne aussi de la chrématistique qui consiste a faire de l’argent avec de l’argent. Pour lui, il s’agit d’une dérive : « c’est une étrange richesse que celle dont le propriétaire meurt de faim. », nous dit-il. Pourquoi accumuler de l’argent sans fin si on ne peut pas le consommer ? Il y aurait donc deux usages de la monnaie : « en vue d’autre chose » ou « en vu de son pur et simple accroissement ».

La spéculation devient le but

Aristote se dit que le courage a pour but de rendre hardi, la stratégie donne la victoire, la médecine la santé, mais l’argent donne l’argent ! La spéculation devient le but. Bien vu l’Ancien.

On est passé de marchandise argent marchandise. De argent, marchandise, argent. Comment un moyen, assez pratique pour réguler les échanges, est-il devenu sa propre fin ? Telle fut notre interrogation ?
Tout comme un outil est d’autant plus excellent qu’il est indéterminé et peut servir plusieurs buts, l’argent est aussi le moyen de tous les moyens. Il est perceuse, clou, vis, navette, tout. L’argent est une liberté énorme : une possibilité de choisir. Il a une possibilité d’usage illimité. Or le vouloir humain n’a pas pas de limite, donc il sera attiré par le bien qui offre une multitude d’utilisations. Cette plasticité de l’argent explique le pouvoir du détenteur. C’est cela la vraie richesse contenue dans l’argent. Le riche bénéficie davantage que ne pourrait pas lui payer son argent. Il jouit de faveur incontestée, d’un prestige. Le riche ne brille pas par ce qu’ il fait, mais par
ce qu’il pourrait faire de ce moyen absolu qu’est l’argent. La pure potentialité c’est l’argent. Il a le moyen de tous les moyens. Est-ce pour cela que l’on dit que le riche a les moyens. Le pauvre à l’inverse n’a pas de potentialité, il est serré par la nécessité, sa marge de jeu est minimum. On ne tremble pas devant ce qu’il pourrait faire, car tout ce que qu’il pourrait faire, il le fait déjà.

Voilà comment un moyen absolu devient dans la psychologie des gens une fin absolue. Marx énonçait ainsi : l’argent est « la puissance vraie et le but unique » (économie et philosophie) Cela peut aller jusqu’à brouiller les qualités humaines. Je suis, en tant qu’individu un estropié, mais l’argent me procure 24 pattes, je ne suis donc pas estropié, dit-il, et je peux être être le plus malhonnête je suis vénéré car l’argent est vénéré. La dérive est donc la suivante, si l’argent est absolu il n’est plus moyen mais fin. Donc il devient lui-même une marchandise mais que l’on vend dans le but de se faire de l’argent. Le but n’est plus la consommation mais la production avec
attente d’un reflux des sommes investies. L’argent est sans cesse réinvesti avec « l’arrière pensée perfide de le rattraper. », selon Marx. On échange de l’argent par l’intermédiaire de la marchandise et non une marchandise par l’intermédiaire de l’argent. Le but est d’augmenter un pouvoir dont finalement on ne fait rien, mais que l’on tient comme une force frappe potentielle. La richesse tient en respect. Le spéculateur est comme l’avare qui sait que toute dépense est décevante mais qui jouit sur son tas de tout ce qu’il pourrait entreprendre s’il se mettait à dépenser réellement.

Il ne faut cependant pas voir de magie dans cette prolifération de l’argent à partir de lui-même : en bout de chaîne, il y a des salariés (au sens large de ceux qui louent leur force de travail) qui n’ont rien à vendre, si ce n’est leur force de travail et qui produisent un surtravail, ou un travail qui ne rémunère pas le travail réel. On excède largement la reproduction du travail. Si bien qu’une bonne partie de la journée le travailleur s’active gratuitement. Il suffit soit d’augmenter l’intensité ou de rallonger la journée, de réduire les coûts de production ou les salaires. Le taux de la plus-value exprime le degré d’exploitation.

Le capitalisme, si tel est le nom de cet accroissement sans fin de la richesse monétaire, n’est pas seulement un système économique, mais est-il seulement une relation perverse à l’argent ?

 

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