Qu’est-ce qu’une vraie rencontre ?

Par Yan Marchand
Docteur en philosophie et auteur

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La question peut sembler étrange, comme si de fausses rencontres étaient possibles. Mais peut-être existe-t-il des rencontres dégradées, des rencontres qui perdent quelque chose de leur authenticité. Ou alors nous utilisons le même mot pour des choses très différentes : on rencontre un auteur lors d’une dédicace, on rencontre dieu comme on rencontre une idée, une discipline ou un paysage, il y a même des sites de rencontres, on voyage pour faire des rencontre. Si bien que les rencontres pour être partout doivent en réalité être nulle part, car ce terme est utilisé de façon outrancière.

Que serait-une rencontre au sens plus fort du terme ?

 

Ce n’est pas seulement la réduction d’un intervalle, dirait Lévinas, mais un rapport de proximité. Dans cette proximité je me rends compte qu’un autre n’est pas moi. La rencontre, c’est le constat de cette séparation entre ce que je suis et ce que je ne suis pas. Cette séparation perturbe car elle propose un lien avec une extériorité qui excède mes capacités d’anticipation et de pleine compréhension. Quelle est la portée de ces instants où j’ai l’impression d’être débordé par l’autre ?

La rencontre, ce n’est pas le choc mais la relation avec ce qui n’est pas moi. Elle me sort de mes habitudes, de mes routines, de mes certitudes, comme si elle me demandait de refaire sens et de recomposer certaines choses. Sans ce phénomène, il ne s’agit pas de rencontre. Dans le métro il y a promiscuité et non proximité, avec la boulangère il y a une relation d’intérêt prévisible, avec les amis, il s’agit plutôt de retrouvailles : le point commun entre tous ces moment de contact c’est que l’on sait à quoi s’attendre, peu ou prou. Mon monde demeure et s’il change – et il change – c’est par de fines et imperceptibles mutations que je peux éviter de voir si je ferme un peu les yeux.

La rencontre est de l’ordre de la surprise.

D’ailleurs rencontrer quelqu’un c’est le trouver sur son chemin nous dit le français du Xème siècle, alors que rien ne l’annonce. Le terme rencontre a de plus une dimension guerrière, à l’origine, qui fait bien songer à la glorieuse incertitude des batailles. Nous gardons ce sens pour les rencontres sportives où rien n’est joué d’avance : on va découvrir un autre qui n’est pas mon alter ego, moi-même en miroir, mais ce qui teste la rigidité de mes cases.
Donc prévoir, anticiper, faire le touriste, c’est réduire la possibilité de la rencontre. De même un site de rencontre réduit la possibilité de rencontrer à ceux qui utilisent le site : en un sens, on présume déjà un point commun. De même en voyage, si je flèche tous mes itinéraires, je réduis la possibilité de la rencontre.

La rencontre comporte une part de risque puisque que par définition, nous ne pouvons pas cadrer par avance la qualité de celui que l’on rencontre. Il se dévoilera toujours après coup, après effraction dans mon quotidien. La rencontre est donc pour le meilleur ou pour le pire : toujours est-il qu’elle ne peut pas laisser indemne.

C’est pour cela que nous avons un rapport ambivalent à la rencontre : nous savons que le refuser c’est prendre le risque de se vitrifier dans un quotidien ou demain n’est que la réplique d’hier, où mes amis deviennent des automates de vitrines, où moi-même, je commence à me digérer.
La répétition est rassurante, convenons-en, mais elle peut frustrer le désir profond d’être toujours différent de celui que j’étais hier. Si la rencontre est la promesse de cette lésion du quotidien, elle n’est pas synonyme de bonheur.

Toutefois, comme elle est contact avec l’autre, elle me fait comprendre qu’il n’y a pas que moi, ce qui est la meilleure façon de s’éprouver comme quelqu’un de singulier, de vraiment là. Lors de la rencontre, c’est moi qui rencontre, je ne me disperse pas, je suis individué. Lorsque j’accueille l’étranger, ce n’est pas mon voisin qui accueille, c’est bien moi.

Dans la rencontre, l’autre m’altère…

Dans la rencontre l’autre m’altère, car il interroge ma façon de faire, de parler, d’être, tout. Mais celui qui répond à cette interrogation c’est bien moi. Mais surtout, en m’interrogeant il me demande de me refaire, alors je découvre mes capacités de réinvention. Comme on le dit dans une expression, l’autre m’invite à refaire ma vie. Peut-on dire, qu’à cette occasion je fais ma propre rencontre ?
En effet, qui sont ces autres dont nous parlons tant : ce sont les autres êtres, ceux de la rue, humains d’un soir d’un soir ou d’une vie. C’est aussi celui que je connais bien et qui est souvent différent de ce à quoi je m’attendais. Cela peut être l’ami qui me surprend, l’amant que je ne reconnais plus. Mais c’est aussi moi-même, qui au gré de ces changements doit se regarder et se demander : qui suis-je ? Porteur de ma propre différence, je dois me refaire sans arrêt, me raconter, ne pas perdre le fil. Se rencontrer c’est faire bon accueil à la nouveauté dont on est porteur. Ce n’est pas la rencontre avec son moi profond des mauvais penseurs et des gourous du développement personnel, mais la conscience que l’identité personnelle repose sur un paradoxe : je change tout le temps mais je conserve le sentiment de ma continuité. Je devrais me disperser dans cette vie qui tire
dans tous les sens mais je reste un moi-même… cependant parfois, je sens vivement mon altérité, je me décolle, me juge, devient mon objet, peine à me reconnaître. c’est moi sans moi.

« Je suis l’autre », disait Nerval. « Je est un autre », disait Rimbaud. Je ne sais pas ce qui m’arrive. Ou alors ça me tombe dessus, ou je me sens étrange. Cette perte de rapport immédiat à soi est une rencontre :
la maladie peut creuser cet écart, ou le deuil. Je découvre dans ces circonstances des failles, des ressources, un être insoupçonné, de chagrin ou de rire, qui surprend.

La rencontre peut aussi se faire entre moi et une oeuvre d’art, un objet plus technique, une idée. Cela peut être ce paysage. Toutes ces expériences ont en un sens modifié notre relation au monde, mais pour que rencontre il y ait et pas seulement choc, il faut aussi que cela influe sur la constitution de la chose rencontrée.

La rencontre peut aussi se faire entre moi et…

La rencontre peut aussi se faire entre moi et une oeuvre d’art, un objet plus technique, une idée. Cela peut être ce paysage. Toutes ces expériences ont en un sens modifié notre relation au monde, mais pour que rencontre il y ait et pas seulement choc, il faut aussi que cela influe sur la constitution de la chose rencontrée.
Mais en qui mon regard pèse-t-il sur la masse d’une montagne ou la composition d’un tableau ? Prenons un exemple : je rencontre un paysage de mer, la houle, les courant, cette étendue m’impressionne. Je me rends compte que le regard sur la mer est mon regard, et la mer me le dit, elle ne veut rien de moi, elle m’invite à plonger dans mes solitudes, mes rêves d’infini, elle me hisse au-dessus de moi-même, mais quelle influence ai-je sur la mer ? La mer ne me rencontre pas.
Mon regard ne modifie pas les marées et rien ne vient toucher une conscience. Seulement, je sais que sans mon regard, cette mer est sans témoignage. Elle n’est pas la mer, car dans la nature tout est dans tout et chaque phénomène est imbriqué dans la totalité du monde. Mon regard la découpe, la fait mer. Sans moi, il n’y aurait pas de mer.

Il ne s’agit pas seulement d’être surpris, il faut aussi que cette relation modifie celui que je rencontre. Il faut avoir cette certitude. Si j’espionne quelqu’un, je ne le rencontre pas, pourtant, il peut me troubler. La rencontre est une croisée des consciences, la possibilité d’une influence mêlée.
Mais cette croisée, si elle se prolonge, prendra la couleur des habitudes, et la rencontre cessera. Nous ne rencontrons pas notre conjoint tous les matins. Par contre, on peut le rencontrer dans une rue où nous ne nous attendions pas à le voir, rencontre inhabituelle…

Une rencontre est donc d’autant plus vraie…

Une rencontre est donc d’autant plus vraie qu’elle comporte ces dimensions : imprévisible, altérante, vivifiante et risquée. Elle serait le moment des commencements et pour ainsi dire de l’aventure, ce moment où je sens que je ne suis pas en train de répéter la même séquence mais qu’une initiative est possible. Que dois-je faire ce point de départ ? Quels mots faut-il employer pour les autres rencontres : sont-ce des rencontres tout de même, mais dans une moindre mesure ? Ou faut-il garder le terme rencontre pour ces moments, sûrement plus rares, ou deux entités qui se surprennent s’altèrent et se recomposent dans un mouvement qui ressemble à celui de la vie elle-même.

Les autres moments sont des contacts de surface, rassurants : promiscuité, commerce, retrouvaille et reconnaissance. Ce sont des contacts qui ont lieu sur des points de rencontre, ignorant qu’aucun point décidé par avancé, ne peut être celui d’une rencontre.

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