Savons-nous encore apprendre ?

Par Yan Marchand
Docteur en philosophie et auteur

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Question piège !

Qui est ce nous ? Nous, représentants de la modernité tardive ? Ou alors un peu hypocritement, désignons-nous une génération ? Les plus jeunes, les digital natives, ceux qui sont nés avec un outil numérique entre
les mains ?
Le encore, sous-entend également qu’auparavant nous savions apprendre et que, depuis quelques temps, cette compétence a disparu.
Bref, existe-t-il une rupture dans notre relation aux apprentissages dont les plus jeunes seraient les premières victimes : car il va de soi que l’on ne peut rien comprendre sans apprendre ?

Apprendre, oui…

Mais quoi ? Ap-prendre est une saisie de la pensée au terme de laquelle nous pouvons prendre avec nous, com-prendre.
Apprendre, c’ est tout d’abord prendre le temps nécessaire de l’apprentissage, le temps d’intégrer ce qui est transmis, autrement dit un savoir. Bref ; apprendre c’est avoir une relation au temps, duquel dépendent les qualités essentielles à l’intériorisation d’un savoir. Des qualités de travail pour le dire simplement. Concentration, patience, goût de l’effort, capacité à trouver du plaisir à chaque étape. Capacité à vérifier, à modifier et finalement à transmettre.
Apprendre, c’est tout d’abord se rendre disponible à l’idée que l’art est long. Car le vivant est fait pour apprendre, son corps tout entier est tissé par les apprentissages. Apprendre à marcher, à parler et tout le reste…
Pendant ce temps nous permettons à toute nouvelle expérience d’être ruminée jusqu’à la métaboliser. Autrement dit, j’en fais le point de départ d’un nouvelle expérience. Apprendre c’est s’ouvrir à la nouveauté et à une forme continuée d’invention de soi. C’est, comme le dirait Simondon (Du monde d’existence des objets techniques), faire l’a priori avec de l’a posteriori.

Chers ordinateurs…

…votre bêtise est grande. Contrairement à l’intelligence artificielle qui ne peut jamais se réformer d’elle-même, le vivant lui, trouve en lui même les capacités de sa réformation. Il change tout le temps, imperceptiblement pour ne pas être dispersé par les sollicitations extérieures. Il s’individue quand une IA doit être informée de l’extérieur et reprogrammée. Sans cette intervention, les dysfonctionnements internes deviennent trop importants : c’est la mise à jour ou le Bug.
L’apprentissage, lui, est le temps de cette métamorphose. Ce temps, d’ailleurs, appelons-le enfance. C’est la disponibilité pour toutes les métamorphoses qui permettent à l’individu de conserver une certaine continuité sans jamais devoir repartir zéro. Apprendre c’est réactualiser la passé.

Mais pourquoi cela doit-il prendre du temps ? Pourquoi ne comprenons nous pas d’un voup ?
Imaginons un seul instant que le savoir vienne, magiquement, tout de suite, alors nous changerions, massivement, brutalement, à chaque savoir. Un livre vous transforme, comme chaque conversation mais le temps d’assimilation ne doit pas être instantanée, sinon nous serions sans arrêt bousculés, déchirés…
Apprendre, c’est avant tout prendre le temps de faire corps avec le savoir, c’est connaître.

Divine mémoire.

Nous avons insisté sur la mémorisation. La mémoire, en effet, fut la reine des savoirs. Parce que le savoir se transmettait de façon orale, la façon de l’assimiler était de le mémoriser pour le remobiliser. Car le transmetteur n’était pas toujours présent. Pas question de revenir au livre. Mais cela va bien plus loin que la dimension pratique. Mémoriser c’est tenir avec soi. H.Arendt évoquant son exil dit que sa culture était tout ce qu’elle avait pu emporter avec elle. C’est ce qui me fait. C’est une connaissance. Quelque chose de si propre que j’ai le sentiment d’être né avec ou que cela me fait renaître à chaque fois. C’est un bain de jouvence.
Ce savoir intériorisé à des vertus incontestables : il est mouvant donc il faut le mobiliser et le changer sans arrêt, l’interpréter, mais surtout il est si bien installé qu’il permet de développer la capacité de faire des synthèses, autrement dit de réunir sous une ligne claire des informations diverses.
Mieux encore, la mémoire et les savoirs intériorisés permettent de circuler librement et rapidement entre les savoirs, mais surtout dans ce qui rend chaque savoir dynamique.
En dernier lieu : cela permet de vérifier par comparaison la cohérence des savoirs. Car pouvons nous apprendre quelque chose de faux ? Oui. Mais pouvons nous savoir du faux ? Le faux peut il être l’objet d’un savoir ? Non, il est l’objet de l’illusion.

Rupture numérique ?

De nos jours, nous voulons comprendre sans apprendre, autrement dit immédiatement. On peut briller par sa culture générale, utiliser un système, passer un concours après y avoir consacré un an, autant de façon de ne pas apprendre et de ne pas comprendre. Ces personnes peuvent user d’un savoir, c’est incontestable, mais ce n’est pas le leur. Pourtant les formations courtes, une année par exemple, 200 ou 300 heures, vous vantent les joies d’une reconversion, nous sommes loin d’un temps nécessaire à l’appropriation d’un savoir. Les grecs parlaient d’askêsis, d’ascèse pour désigner le temps long de l’effort athlétique. Ce terme désigne plus tard le temps long de la formation de soi.
Les personnes formées, comme on dit actuellement, savent elles vraiment ? Elles savent faire, mais ne savent pas ce qu’elles font. Tâcherons sans véritable savoir faire. C’est l’art de se tromper selon les règles, dirait Valéry, c’est la compétence qui n’ouvre aucune connaissance supplémentaire.

L’effondrement du savoir viendrait d’une modification de nos outils d’apprentissage qui mettent de côté de la mémoire. M.Serre dans La petite Poucette, prend l’image de Saint Denis marchant la tête entre les mains. Sa mémoire est externalisée. Notre savoir est dans un disque dur. Notre apprentissage se réduit à la mise en route d’une machine.
Fin de nos capacités de mémorisation et donc de synthèse ? Fin de l’intériorisation d’un savoir que l’on s’approprie pour en faire une chair personnelle ? Fin du temps que nous prenons pour vérifier la qualité du savoir proposé ? Bref, est-ce la fin de la transmission du savoir ?
La littérature ne manque pour nous avertir. B.Patineau a eu bonne presse en rappelant que notre civilisation du poisson rouge nourrit un système qui réduit toujours plus notre attention, ceci afin de nous inviter à consommer toujours plus vite une masse d’informations données. D’autre diront que nous fabriquons le crétin digital (selon M. Desmurget). Bien entendu, et ce n’est plus un scoop, il y a un déficit de l’attention et de la mémorisation. C’est si bien pris dans nos corps que nous ne savons plus tenir en place, ou face, à celui qui peut transmettre.
Mais est ce la faute du numérique, ou bien plutôt, de la mainmise des logiques libérales qui gouvernent notre relation au numérique. Les GAFAM vantent l’immédiateté, car c’est le temps de la consommation. Ils vantent la reconversion instantanée, car le monde de l’emploi est devenu instable. En fait, le numérique a ce discours car il s’agit là d’une réalité sociale. Nous sommes privés de temps. Celui de l’apprentissage a également été ôté.

D’une fenêtre à l’autre

Prenez cet étudiant, cet élève, qui doit faire un exposé. Il ira tout d’abord sur internet, ouvrira plusieurs fenêtres et lira rapidement (moins de deux minutes consacrée à une page) le contenu. Il ne tentera pas de mémoriser chaque texte, il ira d’une fenêtre à l’autre comme on butine. Son rêve : que ce travail de collecte de masse finisse par faire sens. Alors qu’il faudrait annoter chaque texte, mémoriser ses notes et aller vers un autre texte (à l’ancienne car on sait que le livre ne sera pas toujours là). Mais en allant vite, le sens ne va-t-il pas jaillir qualitativement des données quantitatives ?
Notre élève finira par se noyer sous la masse de data. II cherchera la texte qui fournira la synthèse. Il n’inventera pas le savoir.
Ensuite, il ira sur internet chercher des éléments sur cette thèse et un algorithme, capable de reconnaître nos centres d’intérêt, lui proposera tout ce qu’il faut pour conforter cette thèse. Ce renforcement de l’ opinion fera passer pour du vrai ce qui est en réalité un fragment. Souvent, les étudiants disent, lors de leurs recherches, que tout le monde dit la même chose ! Non, c’est le moteur de recherche qui dit la même chose ! Les sites qu’ils consultent ont déjà été sélectionnés par la plateforme. Autrement dit, la recherche est orientée.
Plus dramatique, les sites les plus consultés remontent les pages. Si bien qu’en tête se hissent des informations qui ne brillent que par leur publicité et non pour leur qualité. Or nous savons que trop ceci : les sources les plus exigeantes, les moins médiatiques tombent dans les limbes du moteur de recherche ; brillent au contraire ce qui est le plus démagogique, médiatique, racoleur.

Notre étudiant, pour corser le tout s e livrera en même temps au mutlitâchisme : capacité à mener plusieurs tâches en même temps, pour produire un système de dispersion de l’effort, pour le rendre moins pénible. J’écoute de la musique, suit mes mails, mémorise, bois un café. Si bien que pour tout faire, je ne consacre de temps à rien. Se brosser les dents sous la douche ne permet pas de gagner de temps et encore moins d’être plus propre.
Conclusion : Votre étudiant produira un exposé identique à celui de son voisin sur la base d’informations difficilement vérifiables et sans liaison entre elles. Peut-on-dire qu’il a appris quelque de cette expérience ?
chose de cette expérience

Digital natives, pas si bêtes…

Nous exagérons, car ce crétin nous le croisons à tous les âges, et les plus anciens comptent dans leur s rangs d’insondables sots. Il faut seulement admettre que l’apprentissage a changé en même temps que ses outils. Et les outils sont eux-mêmes les fruits d’un désir d’un apprentissage différents.
Cette mise à l’écart de la mémoire, vient de notre désir de confier cet effort à des supports. C’est d’ailleurs la raison de l’écrit et peut-être même du signe en général. L’écriture naît du désir de gérer le stock. Le disque dur externe poursuit finalement, de façon assez linéaire un projet déjà ancien.
Alors, si je n’ai plus l’effort de mémorisation et de synthèse à produire…
Plusieurs conséquences :
– je n’ai plus besoin de mémoriser puisque le savoir est sur un disque dur, un serveur. Donc le savant ne sert plus à rien. Le savoir est ailleurs. Partout. Le maître est moins une personne qu’un support. Si le maître parle comme un livre, nul besoin d’aller jusqu’à lui, puisque le livre est déjà chez moi (le développement de l’imprimerie réinterrogeait déjà les lieux d’apprentissage) Pourquoi l’écouter lui, si je sais que je peux remobiliser ce qu’il dit comme je veux, dès que je le veux. Le rapport au maître est devenu plus symétrique. Sa fonction doit changer : aider à circuler dans les savoirs, les vérifier, redire à quelle point il est crucial d’accorder du temps à l’écriture de ce que l’on sait, à la mémorisation, à des lectures attentives, à l’observation prolongée. Mais surtout, ce savoir disponible est vérifiable. Le maître faute de mieux, n’est plus infaillible. (Mais attention, le but des nouveaux enseignants n’est pas d’apprendre à apprendre, horrible expression, car on transmet des savoirs. Dire que l’apprentissage lui- même est l’objet d’un savoir, c’est prendre le risque d’en rester aux techniques éducatives et d’aboutir à ce que percevait déjà Arendt, dans La crise de l’éducation : des enseignants qui n’en savent guère plus que leurs élèves. Savons-nous encore apprendre, mais apprendre, est-ce l’objet d’un savoir ?)
– Certes, je suis dépendant de la machine, mais… je peux me consacrer à autre chose. Des formes plus intelligentes de socialisation. Car ce travail de mémoire isole forcément et surtout n’a pas de corrélation nette avec le souci pour autrui. Peut être même qu’il éloigne d’autrui. Nous pouvons avoir de vastes connaissances sans développer la moindre empathie.
– Je développe un souci des situations particulières. La où le savoir opère souvent par concepts, il pêche par excès de généralité. Or la vie n’est qu’une succession de cas particuliers. Savoir agir en situation, en contexte, c’est aussi l’ objet non d’un savoir, mais d’une pratique. Nous voyons les digital natives curieux des savoirs, il ne faut rien dramatiser (nous avons par exemple parlé du succès du passe culture), mais est il également soucieux des récits singuliers. D’où le succès incontestable de l’observation des vies (sur les réseaux sociaux, les séries). Apprendre, c’est aussi être soucieux des récits de vie, des singularités qui, par définition, ne
se répètent pas. Ce n’est pas un autre savoir mais un complément longtemps ignoré qui permet de relier le savoir à des situations forcément nouvelles. L’apprentissage du droit réclame une parfaite connaissance des lois mais aussi de la jurisprudence : comment le cas particulier interroge sans cesse la loi et lui demande des aménagements. Les nouveaux outils numériques peuvent être de parfaites passerelles vers des vies singulières. C’est la base de la justice, voire de l’éthique.

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