Savons-nous encore penser la nature ?

Par Yan Marchand
Docteur en philosophie et auteur

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Que dit le mot Nature ? La réponse semble évidente, c’est ce qui se produit par soi-même, sans autre cause que soi-même. C’est le principe qui impulse et guide le processus de toutes choses, Genèse et corruption de la fleur, de la montagne, de l’étoile. De l’homme. Si bien qu’en ce sens, même le béton serait naturel, car l’homme est un pris au sein de cette nature.Ou alors, est-il un être anti-nature ? Cela pose la question de l’artificiel et de la séparation Nature/culture ou Nature artifice. Nous notons d’emblée cette tendance à penser une séparation entre l’homme et la nature.
Nous avons par exemple la distinction sujet/objet qui illustrerait bien ceci. Un sujet comme point central, qui a devant lui, sous son regard et sa main, des objets.

D’où vient cette façon de penser la nature ?

Dans l’antiquité cette distinction existe bien. Mais pas avec la même intensité qu’à l’époque moderne.Nous avons bien le mythe des voleurs de feu comme celui de Prométhée. Ce mythe laisse entendre que naturellement peu disposé à vivre, l’homme sans griffe, sans écaille, sans fourrure, sans rien, a eu besoin d’un petit coup de pouce pour persévérer dans son être, mais le coup de pouce s’est transformé en cadeau divin. Il a eu le feu, autrement dit la technique. Et cette technique le rapprochant des dieux, mettrait l’homme à part. C’est pour penser cette place singulière qu’Aristote définit la main comme le signe de notre intelligence. Là où les animaux semblent piégés dans des corps et des fonctions l’homme lui, peut tout expérimenter. Il ne fait pas que compenser le manque
de griffe par la production d’épée, le manque de sabot par des chaussures, il peut aussi abandonner l’épée pour le tournevis, le sabot pour la voiture. Ses mains deviennent les outils capables de produire tous les outils. Et les mains selon lui viennent de l’intelligence plastique de l’homme.

Parfois Aristote est plus réservé quant à la place hiérarchique de l’homme, car il y a aussi une autre tradition. La nature désigne en latin des choses plus qu’un processus. Le terme Phusis, insiste tout autant si la chose que sur le principe d’émergence de la chose.
Phusis, viendrait de phuo : venir à la lumière. La phusis c’est donc ce ce qui vient à la lumière, un fleuve par exemple, mais aussi ce qui permet à ce fleuve de gonfler et de s’épanouir.
La phusis n’est pas une chose, mais elle rend toutes les choses possibles. Elle brille par son absence. La nature aime à se cacher disait déjà Héraclite.
Elle est le possible de tous les possibles. L’informe qui pousse vers la lumière toutes les formes. Comment nommer cette action qui fait passer l’ informe à la forme visible : la poiesis, dirait, d’où vient notre mot de poésie. C’est le soin apporté pour que quelque chose prenne forme.
Il y a donc une liaison, contrairement à ce que l’on pense, entre la production artificielle et la production naturelle. Les deux activités s’originent à la même source. La poésie naturelle ou artificielle serait le soin apporté pour qu’une chose confiée à ses propres forces puisse venir à la lumière et faire événement. La séparation entre la main de l’homme et celle de la nature est ici moins évidente.

Comment l’humanité en est arrivée à considérer la nature comme ressource et stock disponible ?

Alors comment l’humanité en est-elle arrivée là ? A considérer la nature comme ressource et stock disponible ?
Les techniques modernes nous font passer à une autre étape. Elles réalisent les rêves du XVIIème siècle où l’on se met à postuler la mathématisation du monde, notamment avec Galilée. Le projet est celui d’une explication et d’une compréhensibilité totale de tout ce qui est. La nature devient elle-même un objet mesurable, manipulable. Un bon calcul peut vous permettre d’endiguer le fleuve le plus impétueux et au fond, tout peut devenir un moyen au service d’une fin humaine.
Par la technique moderne dirait Heidegger tout est devenu un objet « pour lequel on passe une commande »*. Nous sommons la terre de livrer ses ressources. Nous la provoquons. Le Rhin vu par un ingénieur est le lieu d’implantation d’une centrale hydro-électrique. Le sous sol devient bassin houiller, la terre l’objet d’une industrie motorisée de l’alimentation et le ciel un réseau de couloirs aériens. Une forêt est une ressource en bois de chauffage et l’air a ses qualités. Un arbre dans une ville ne sert qu’à la rendre plus respirable. La fonction utilitaire domine les autres raisons d’être des choses. Réduire la nature à un stock disponible pour l’homme, c’est oublier ce qu’elle est.
Heidegger, comme une mise en garde rappelait que l’être humain « peut encore pendant des siècles par ses fabrications, piller la planète et l’asphyxier. » On ne se demande plus en quoi les choses sont faites, ni à partir de quoi elles se font mais avant ce que nous pouvons en faire. Dans quel but ? Le but de l’homme c’est l’homme, négligeant qu’il est lié par tous les pores à un substrat biologique.

L’engin qui symbolise le mieux cette vision du monde est peut-être le Titanic, rapide et insubmersible, il confirmait l’océan comme espace de conquête et de performance. Mais pourquoi cette référence au Titan : parlons-nous de Prométhée ou des Titans châtiés, comme pour rappeler que toute démesure finit, inévitablement par un naufrage.
Et le Titanic n’en finit pas de sombrer. Le terme d’environnement ne pourra pas le renflouer. La nature n’est pas là, non plus ou pas seulement. Car l’environnement environne l’homme comme point central encore une fois. La protection de l’environnement a encore une fin utilitaire.
L’environnement est à la compréhension de la nature ce que le géocentrisme est à la compréhension du ciel. Il conserve l’idée d’un pillage mais lent. Imaginons un détrousseur qui laisserait le temps à ses victime de refaire fortune pour lui faire les poches à nouveau.

Saurons-nous confier la nature à ses propres forces pour rendre le monde plus habitable ?

Cependant, ce terme signale une prise de conscience : le stock est limité et une conversion à plus de sobriété semble inévitable. Mais saurons-nous confier la nature à ses propres forces pour rendre le monde plus habitable ? Ou sommes-nous voués à saper notre propre milieu ? Nous avons pris l’exemple d’un chemin forestier. Il est à peine plus que la coulée animale, mais il permet à l’homme de témoigner de la présence d’une forêt et de cheminer, comme disait l’autre, sur des chemins qui ne mènent nulle part. Dira-t-on que ce chemin est une production de l’homme ou une relation aux choses très différente de celle des seigneurs de la terre en quête de domination.

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