Une vie de plaisirs est-elle possible ?

Par Yan Marchand
Docteur en philosophie et auteur

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Une vie de plaisirs est-elle possible ? Tout est dans le pluriel du mot plaisir. Que des plaisirs ponctuent et agrémentent l’existence, cela va de soi, mais une vie pleine de plaisirs, une vie qui soit un plaisir à force de plaisirs, est-elle possible ?
Notre conversation ressemble farouchement à une question sur le bonheur ? Si le bonheur dépend du plaisir, le bonheur est-il possible ? Bref, vivre peut-il être un plaisir constant ? Ou le plaisir est-il vraiment le signe d’une vie heureuse ?

Le plaisir est dans les mots…

Le terme plaisir – comme dans votre bon plaisir, aurait pour fondement placere (« il semble bien ») ce qui est l’idée d’une convenance. Nous pourrions dire que le plaisir est le signe d’une situation à ma convenance. Est-elle forcément agréable ? En un sens oui, mais je peux être dans une situation qui me convient même si je ne la perçois pas comme immédiatement agréable. Par exemple, je quitte un métier jugé confortable pour un métier objectivement plus pénible, mais si je m’épanouis c’est que le plaisir a pris une autre forme. Il a été transposé vers autre chose. Nous pouvons même prendre du plaisir à nous faire du mal, si cela convient.
Le plaisir est donc coïncidence avec ce qui convient. C’est donc un moment de l’existence auquel j’adhère, je dis oui. Je consens au plaisir. Je le recherche et apprécie de le vivre. Il y a donc dans le plaisir l’idée d’une coïncidence avec ce que je veux… Indice précieux à conserver.
Le plaisir est donc un moteur, c’est ce vers quoi je tends. Il est donc normal de le rechercher et de fuir la douleur (moment de la vie où je ne coïncide pas avec ce que je veux) qui serait son contraire. Sans cela je demeurerais immobile.

Le plaisir comme illusion

Une vie de plaisirs… Dramatique projet en réalité. Il y aurait des paradoxes : si une vie de plaisirs est stable, elle commence à ennuyer. Saurions-nous nous accoutumer d’une vie à laquelle j’adhère tout le temps ? Les dieux de l’Olympe, nous annonce Homère, sont obligés de faire naître le combat pour que naisse des récits. Car l’immortalité des bienheureux… Quelle routine !
Cette stabilité serait finalement assez ennuyeuse. Sans doute est-ce pour cela que je me mets à désirer autre chose. Je dois générer des variations. Mais cette instabilité pose le deuxième paradoxe : cela ne prendra jamais fin et au fond, je serais dans une insatisfaction permanente. Autrement dit : à peine suis-je en possession qu’il faut déjà aspirer à autre chose ! Un manque vient succéder à un autre.
Troisième paradoxe : si le plaisir est par avance insatisfaisant, c’est donc qu’il contient des éléments d’impureté. Le plaisir n’est jamais complet. Cela ne va jamais de façon optimum. Je penche déjà vers autre chose.
Une vie de plaisir serait une vie qui atteindrait son maximum d’intensité pour une durée maximum. Cela peut faire illusion sur l’instant, je me sens pris dans un moment d’éternité et quand je n’y réfléchis pas, cela fonctionne. Mais que la pensée revienne et je sens que le plaisir n’est jamais sans mélange de douleur. Le plaisir ne peut pas durer sans ennuyer. Le plaisir que j’attends du futur n’a pas de fin (ce qui fera dire à Pascal que nous passons notre présent à penser au futur et qu’à attendre d’être heureux, nous ne le sommes jamais, mais Rousseau nous rassure en disant que nous ne sommes heureux qu’en attendant de l’être)
Le plaisir en ce sens est un leurre. Incomplet, temporaire, générateur de frustration… Peut-être vaudrait-il mieux s’en passer. Peut-être même serait-il le signe d’une vie malheureuse ou simplement malmenée. Le plaisir, c’est ce qui arrive quand j’oublie que le bien-être est impossible.

Le plaisir comme stabilité

Ces paradoxes sont effectivement posés dans la tradition philosophique. Notamment par Platon qui, dans le Gorgias donne l’exemple de deux tonneaux : l’un d’eux est troué et l’autre est étanche. Celui qui est le plus heureux est le propriétaire d’une tonneau étanche, car une fois le tonneau rempli, le propriétaire jouit d’un plaisir stable. Au contraire, celui qui aurait un tonneau percé, aurait une vie étrange car il ne prend du plaisir qu’en remplissant un tonneau qui se vide. Il est content, car il a connu une peine préalable. Son plaisir est impur. Toujours à reprendre.
Satisfaction illusoire. C’est comme si l’on disait que celui qui a des poux est l’homme le plus heureux, car quand il se gratte il prend du plaisir, oui, mais à quel prix ?
Au fond, nous n’avons pas de plaisirs véritable, mais un arrêt des douleurs. (D’où le terme Delight en Anglais selon Burke) Je prends du plaisir, uniquement par contraste avec la douleur. Donc le vrai plaisir ne doit être accompagné d’aucune douleur, il doit être intégralement satisfaisant et générateur d’aucun autre désir : il est stable. Nous avons l’idéal de la stabilité (d’ailleurs plaisir qui donne « paix », « placide », vient peut-être de l’idée d’une platitude). Parfois les philosophes utilisent le terme de katastématique (vivement théorisé par Epicure qui nous dit qu’il convient pour être heureux d’être sans douleur – aponie – et sans trouble – ataraxie – mais cela ne donne pas du plaisir pour autant… Il faut aller le chercher)
A quel plaisir Platon pense-t-il ? Le plaisir de l’intelligence des sciences et bien entendu dans ce que nous sommes en train de faire actuellement : la dialectique (dialogue de l’âme avec elle-même ou acte de penser seul ou avec d’autres : bref ce que l’on appelle philosophie de nos jours)
Aucune douleur ne précède la connaissance, aucune douleur n’accompagne une connaissance et rien ne fait désirer autre chose. Ce qui n’empêche pas le désagrément de se sentir ignorant et l’effort qu’il faut produire pour combler cette lacune. Mais tout cela conserve une dimension positive (Vous retrouverez une analyse précise de l’échelle des plaisirs chez Platon en lisant le Philèbe)
Les actes d’intelligence sont plaisants au sens pur car ils mettent en contact avec ce qu’il y a de plus réel. Les agréments quotidiens eux sont mêlés de douleur car cela se rapporte à l’instabilité des choses : j’aime manger parce que j’ai faim.Je prends du plaisir parce que la douleur de la faim s’estompent. La résolution d’un problème de géométrie est pur plaisir sans mélange. Content de l’avoir fait, d’avoir le résultat, impossible que l’on m’enlève la jouissance de ce résultat.

La chasse au désir…

Nous avons fermé le concept de plaisir. Allons plus loin. Cette tranquillité est-elle mortifère ? Non, on pourrait même se dire que le bien-être (idée de la stabilité) est le résultat d’une vie qui ne désire plus. D’ailleurs, nous avons des écoles dites hellénistiques (IIIème siècle Av-JC) qui ouvrent la chasse au superflu pour ne s’en tenir à la stricte stratification du nécessaire. D’ailleurs, ce n’est pas bête : sans désir j’ai tout ce que je veux autant de fois que je le souhaite. Je suis totalement affranchi.
Etre libéré de ces faux plaisirs, illusoires, qui rendent inquiets et nous obligent à nous plier en deux pour les avoirs, voilà le vrai plaisir. Un penseur cynique comme Antisthène ou Diogène verraient le point culminant de l’existence dans cette capacité à se libérer et à devenir autarcique – son propre empire, comme un chien increvable. Ce n’est pas le plaisir qui fait le bonheur, mais d’être heureux qui fait plaisir et quel est ce bonheur : la jouissance de la liberté.
Donc un métier plus difficile mais dans lequel je me sens plus libre, fera plus plaisir. Et je peux souffrir dans une palais des délices si je ne sais plus quelle vie inventer dans ce cadre.
Mais désirer ne plus avoir de désir, n’est-ce pas là le plus fou des désirs ? C’est une recherche de stabilité assez mouvementée !

Merci l’ennui…

Nous avons saisi que la stabilité est belle, mais qu’elle a besoin au moins de variations, comme en musique, au risque d’avoir une vie monotone. Cependant nous avons acquis ceci pour aujourd’hui : le plaisir dans la consommation, dans une jouissance effrénée qui nous fait passe d’un objet à l’autre que nous prenons, usons et jetons pour nous reporter à autre chose, n’est pas, en réalité vecteur de plaisir. Cet appétit, dirait les Anciens, ou cette gloutonnerie est encore le lot contemporain.
Epicure va essayer de résoudre cette tension. Pour lui le plaisir est le fruit d’un usage : d’une pratique ou d’un exercice (une ascèse dit-on en grec, ce qui signifie exercice de type athlétique. Nous retrouvons aussi ce terme pour notre Diogène qui cherche à chasser le superflu). Il distingue des plaisirs statiques : cela va bien quand cela ne va pas mal ; et des plaisirs en mouvement. Ces derniers sont causes de la joie et de gaieté. Ce qui est plus positif.
Dilemme : comment concilier stabilité et mouvement ? Déjà : s’en tenir à des besoin naturels et nécessaires comme boire. Boire de l’eau quand j’ai soif est un plaisir. Je peux me concentrer sur cet instant. Mais ensuite je module : je sais que je boirai toujours à ma convenance. Pas de crainte.
Plaisir facile, reproductible. Mais j’aurais envie de boire du vin : plaisir naturel mais non nécessaire. Ne fais rien pour en avoir, quand tu en as jouis et si tu n’en a pas, ne va pas te démener pour en avoir car cela t’obligerait à vivre des moments désagréables pour en avoir – comme travailler.
Et la gloire : cela ne vient pas d’un verre d’eau ! Plaisir non naturel et non nécessaire. Illusion pure et causes de grands tracas.
J’ai les deux mouvements : je chasse toutes les formes de crainte quant à l’avenir, je rends le plaisir accessible maintenant. Nous aurions donc une capacité à capter le plaisir et à le moduler finement. Mais qu’est-ce qu’une modulation du plaisir ? Par exemple, je savoure, je me souviens d’avoir savouré et je me dis que je savourerai encore : voilà comment intensifier un moment plaisant. Et peut-être produire le plaisant dans tous les moments vécus. Mais à une condition dirait Epicure : savoir se satisfaire d’un peu d’eau et d’une galette d’orge. Il faut moduler à partir de la sobriété car la reproductibilité du moment est un condition nécessaire. La dépendance génère forcément des failles dans une vie de plaisir.
Mais puis-je utiliser cette technique pour tous les temps de la vie ? Prenons le plus difficile : l’agonie. Je peux me souvenir d’avoir vécu : c’est plaisant. J’ai duré. Je vois mes amis penchés sur moi. Joie de l’amitié. Et pour l’avenir : sois je me dis que je vais guérir et je jouis par avance de ce retour à la vie. Ou alors je me dis que cette mort ne dépend plus de moi, donc je n’y pense plus, l’agonie sera brève. Sénèque (qui est plutôt stoïcien) nous dit : « La douleur supportable s’abrège,
insupportable elle s’abrège. » Dans les deux situations l’agonie n’empêche pas de vivre, elle est l’occasion d’une autre expérience du plaisir.
Cette doctrine du plaisir s’appelle l’hédonisme : idée selon laquelle la réalisation de l’homme passe par une science du plaisir. Voilà, la méthode, il n’y a plus qu’à s’entraîner !

Plaisir et liberté…

Cette conversation avait une certaine couleur. Nous avons parlé du plaisir mais assez peu de l’agréable des corps. Probablement parce que nous avons situé les paradoxes tout de suite, même si indéniablement il y a des moment de pleine satisfaction (comme dans la sexualité où je pèse dans l’instant du vécu), le problème est que c’est temporaire, autrement dit en hors de notre pouvoir (qui dirait que la sexualité au sens large rend tout le temps heureux, sans désir comprimant, sans frustration, sans déception ? Mais cela peut être un modèle de perfection de l’existence. Plaisir de la sensibilité au lit mais aussi devant un tableau de maître ou une valse de Chopin. Moment où sans y penser j’y suis, là, dans l’existence, la mienne.)
Nous avons donc proposé une synthèse : et si le plaisir était plus fondamentalement une relation à la liberté. D’ailleurs le terme volupté contient l’idée de volonté. Le plaisir n’est pas ce que je veux, le plaisir vient couronner une action achevée. Il serait non pas le but mais la cerise sur le gâteau d’une vie qui s’accomplit.

Aristote prendrait l’exemple de la marche : je ne marche pas pour me faire plaisir, mais j’ai du plaisir à marcher. Si je marche pleinement – non pas pour attraper le
métro d’Athènes- mais pour marcher alors je prends du plaisir.
Quand l’action est achevée mon adhésion au moment est signalée par le plaisir. Alors ne cherchons pas le plaisir, mais la liberté (ce qui est au fond l’idée des cyniques, épicuriens et stoïciens). Pose-toi la question : qu’est-ce qui me libère ?
Mais de quelle liberté parle-t-on ? De celle des dictateurs ? Un dictateur est-il libre ? Il ne faut pas confondre licence et liberté. La liberté serait dans un rapport mesuré aux choses. Peut-être même une liberté engagée pour les autres.
Mais finalement cela ne fait que relancer notre problème : une vie de libertés est-elle possible ?

 

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