Que gagne-t-on à vieillir ?

Par Yan Marchand
Docteur en philosophie et auteur

Pour télécharger le texte qui suit au format PDF, cliquez sur le lien ci-dessous :

 

Le projet de vie du foetus est globalement le même que celui du vieillard : persévérer dans son être, mais pas uniquement. C’est ici que démarre notre réflexion. Pourquoi vieillir ? Demande le philosophe Tavoillot. Drôle de question, comme si nous avions le choix de ne pas vieillir. Le vieillissement est inéluctable mais vivre le vieillissement non. Nous pourrions faire le choix d’Achille et préférer une prompte mort au sommet de la jeunesse.
C’est donc qu’en un sens nous souhaitons faire l’expérience du vieillissement. Par passivité peut-être, pour durer, ainsi que des Sainte-Beuve disant que vieillir est encore le meilleur moyen que l’on ait trouvé pour vivre longtemps. Mais acceptons-nous cette prolongation uniquement pour accomplir l’exploit de durer ?

Durer n’est pas l’argument…

Durer n’est pas l’argument, car le vieillissement n’est pas vendu comme une chance dans les sociétés occidentalisées (ce qui n’est sans doute pas le cas dans les sociétés où le culte des ancêtres est encore vivace, se rapprochant de la mort, le vieux se rapproche aussi des Anciens et du Panthéon familial, il se divinise). Nous pensons souvent la vieillesse comme le constat d’une perte fonctionnelle, cognitive, sociale.
Pour évoquer la perte, la littérature est abondante. Personne ne contestera cette impression de réduction quand les choses les plus ordinaires demandent effort, prudence et méthode pour être exécutées, et quand d’autres auxquelles on ne songeait même pas en le faisant, sont devenues inaccessibles, comme d’ôter ses chaussures en restant sur un pied, dirait le Talmud. Nous parlons de perte d’autonomie. Perte maudite par nos sociétés qui faisait dire à Mimnerme de Colophon qu’il serait souhaitable de mourir à 60 ans. Comme si l’existence était une cloche, avec un sommet (Aristote le mettait à 49 ans pour l’esprit, Platon à 50 ) et une chute.

Mimnerme écrit dans Aurore et Tithon : « Zeus fit don d’un mal éternel : la vieillesse, plus glaciale que la mort. » « elle est fugitive comme un songe, la précieuse jeunesse ; et la pénible ; l’informe vieillesse est, sans tarder, suspendue sur notre tête ; elle est odieuse et méprisable à la fois, elle qui rend l’homme méconnaissable, qui trouble les yeux et le voile de l’esprit. Puissé-je sans maladies et sans pénibles soucis rencontrer à soixante ans, le lot de la mort. »

 

La vieillesse n’est pas seulement une transformation mais une déformation…

La vieillesse n’est pas seulement une transformation mais une déformation, au sens le plus propre, le vivant perd ce que la nature a mis en forme. Comme si la vie est était une cloche, avec un point culminant que les grecs nomment l’acmé. Ce sont nos années glorieuses, la vie en acte en pleine expression. A partir de quand sentons-nous cette altération de celui qui nous étions alors ? 60, 65, 75 ? Aristote parle de 43. Montaigne disait 40.
Bien entendu, il s’agit d’une douleur puisque nous avons la sensation de cette perte de substance qui peut encore être accentuée par la maladie, d’où le voeu de Mimnerme de tirer sa révérence à temps, comme si, ce temps de la vieillesse s’annonçait comme une expérience vide, une lacune dans la biographie. Mais alors si la vieillesse éloigne de ce modèle lumineux actif et autonome, aux jours de la vieillesse, que suis-je devenu ? Nous devenons méconnaissable, à nos propre yeux, mais aussi à ceux des autres. Autrement dit, le groupe social ne cherche plus à savoir qui vous êtes devenus mais vous compare à celui qui vous étiez. Devenu copie de soi, je suis une absence. L’ombre de moi-même.

Montaigne l’exprime assez joliment : « je serais honteux et envieux que la misère et défortune, de ma décrépitude eût à se préférer à mes bonnes années saines, éveillées, vigoureuses ; et qu’on eût à m’estimer non par où j’ai été, mais par où j’ai cessé d’être. » III,2
La vieillesse devient une arrêt de soi. Le comble serait que l’on soit estimé à partir de ce point de décrépitude.
Etranger à soi, étranger aux autres, je peux aussi être étranger au monde comme l’indiquait Arendt qui signale la vieillesse comme le moment où l’on se rend compte que le monde se dépeuple. Châteaubriand, dans les Mémoires d’Outre-tombe estime quant à lui que cette étrangeté au monde devient totale car « les vieillards d’autrefois étaient moins malheureux et moins isolés que ceux d’aujourd’hui ; si en demeurant sur la terre, ils avaient perdu leurs amis, peu de choses au reste avaient changé autour d’eux, ; étrangers à la jeunesse, ils ne l’étaient pas à la société. Maintenant, un traînard dans le monde a non seulement vu mourir les hommes, mais il a vu mourir les idées :
principes, moeurs, faits, plaisirs, peines, sentiments, rien ne ressemble à ce qu’il a connu. Il est d’une race différente de l’espèce humaine au milieu de laquelle, il achève ses jours. »

Chateaubriand parle de cette double solitude, celle que confère une vieillesse qui vous isole de vos connaissances, et celle qui vient des mutations accélérées de la société, si bien que devenant étranger à tout, le vieux ne peut plus être transmetteur.
Alors que faire de cette période de la vie si la vieillesse peut se résumer ainsi :
rétrécissement des capacités, voire de la puissance de vivre ; vivre sur un mode dégradé, une vie à peine, une déchéance programmée.
Si la vieillesse est un naufrage, pour un occidental c’est un naufrage qui prend son temps. Et dans le petit bain. Il faudra vraiment être à genou avant de boire la première tasse. Il n’y a une vieillesse mais des vieillesses. 55 ou 60 ans, ce n’est pas 100 ans.
Les beaux bébés dont parlait De Gaulle après guerre sont devenus de beaux vieux. Génération 4 P, (selon J-F Sirinelli) Croyance dans le Progrès, Plein-emploi, Prospérité, Paix. La génération d’après guerre jouit d’un niveau de santé jamais égalé, d’une bonne situation économique et politique, car cette génération est sur-représentée dans les étages du pouvoir. Mais loin d’en faire les égoïstes jouisseurs, ils sont devenus de véritables relais. Tous ces éléments en font des grands-parents présents, qui peuvent protéger et favoriser le travail féminin, grâce aux gardes qu’ils proposent ; ils aident aussi leur enfants devenus parents à suivre les injonctions d’un monde du
travail aux horaires flexibles. Il y a beaucoup de dons de temps mais aussi d’argent. Cette disponibilité profite également aux activités bénévoles du social.
Bref, notre ancien a un emploi du temps de ministre qui conjure l’ennui plus encore que lorsqu’il était en activité !
Avec cette grande différence : il use de son emploi du temps à sa convenance. Il apparaît donc comme un adulte en voie d’épanouissement. Il est plein d’expérience et augmente sa connaissance du monde (il pense par lui-même), il peut se rendre disponible pour autrui et l’aider (il peut penser en se mettant à la place de tout autre) mais surtout, il a le temps, celui de la liberté. Et cette disponibilité est fondamentale. Il peut donc orienter ses choix selon ses préférences et vivre une vie authentique (être toujours en accord avec soi) Tavoillot (Petit Almanach du sens de la vie) définit ainsi l’âge adulte et vieillir permettrait de renforcer ces trois facultés, en raison de la mise en retrait de la personne. Quand il associe ses recherches à celle de Guérin, Tavoillot se demande si une guerre des génération aura lieu ? Car nos jeunes retraités ne se privent de rien, devant une jeunesse privée de tout.
Disons que le vieux, n’est plus le vétuste, comme l’indique l’étymologie, mais le senior qui a l’ampleur d’un sénateur. D’où le désir de se faire appeler parfois les anciens, terme qui n’est pas sans rappeler le culte des ancêtres.
Nous comprenons pourquoi le recul de l’âge de la retraite et mal perçu, car c’est cela que les jeunes générations expérimenterons plus tard, voire jamais : la possibilité de creuser le mystère de l’authenticité. Laissez-nous devenir nous-mêmes, au moins sur la fin ! Cela serait trop long à mettre sur une banderole de manifestation.

 

Voici une première vieillesse. Et celle qui suit, comment la qualifier ?

Dans quelle mesure vieillir permet-il d’insister sur cette troisième caractéristique de l’âge adulte : l’authenticité comme capacité d’être en accord avec soi-même. « Deviens qui tu es », disait Pindare. L’adulte médite cette phrase comme jamais auparavant. Depuis longtemps, il sent qu’il n’a pas tout le temps devant lui et qu’une phase critique s’amorce. Surtout entre 35 et 45 ans. On parle de Crise du Milieu de Vie. Age d’ennui, de fatigue peut-être, ou de lucidité : la mort est proche (Selon Elliot Jacques qui construit cette expression en 1965 dans Death and the midlife crisis, cité dans la revue Sciences Humaines, les grands dossiers, les âges de la vie, n°47, 2007) C’est l’âge des subtiles transitions. Cela peut-être les moments de séparation, de reconversion, de voyage ; cet âge est une évaluation de l’énergie dont on dispose et du temps qui reste. Cette quête de l’authenticité devient plus urgente. Est-ce aussi l’âge désabusé et cynique, qui se rend compte que tout ceci va filer à une vitesse… car un constat arrive : je vieillis. Je vieillis au sens où il n’y aura pas de deuxième chance. Je commence à expérimenter ce que Bergson disait déjà si joliment : je commence à percevoir les ruines de toutes les vies que j’ai abandonnées pour faire celle-là. « Nous choisissons en réalité sans cesse, et sans cesse aussi nous abandonnons beaucoup de choses. La route que nous parcourons dans le temps est jonchées des débris de tout ce que nous commencions d’être, de tout ce que nous aurions pu devenir. » (L’évolution créatrice, Bergson) C’est cette dure lucidité qui est le gain de la vieillesse : nous ne naîtrons pas deux fois. Et ce gain en entraîne
d’autres.
Nous avons tout un langage plus positif qui ne nie en rien la diminution des capacités. Nous parlions de la ruine des vies possibles avec Bergson, mais nous pouvons aussi dire que cette vie, une et unique, il ne s’agit pas seulement de se la faire, mais de la faire. Cicéron (de la vieillesse) parle de la maturité. Epicure, sentence 17, dira que « Ce n’est pas le jeune qui est bienheureux, mais le vieux qui a bien vécu. » Hugo dans Booz endormi, écrit : « Et l’on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens./Mais dans l’oeil du vieillard, on voit de la lumière. » Temps du repos, de la maturité, du bilan et de la connaissance de soi.
D’où cette référence à Solon qui souhaite ceci : « Puissé-je ne rencontrer qu’à 80 ans le lot de la mort (…) Puisse la mort ne pas m’atteindre sans faire verser des larmes, puissé-je, quand je ne serai plus, laisser à mes amis du chagrin et des pleurs… je deviens vieux en apprenant toujours. »

 

Comment déployer une qualité existentielle lors d’un rétrécissement des capacités ?

Comment déployer une qualité existentielle lors d’un rétrécissement des capacités ? Solon le dit : se dire que nous allons laisser des survivants qui auront aimé l’exemple d’humanité que j’ai été, renforcer le lien qui existe entre apprendre et vieillir comme si l’un n’allait pas sans l’autre. Tout ceci il ne faut pas simplement le regretter, dirait Solon, il faut au moins l’espérer. « Puissé-je ! »
Et pour ceux qui n’ont plus cette autonomie décisionnelle et physique, quel est le sens de l’existence ? Comment faire cet âge quand les possibilités d’action sont réduites, voire anéanties ? L’euthanasie active est-elle une solution ? Est-il illusoire de se dire que l’agonie est la dernière épreuve, non pas la fin mais le résultat de la quête d’authenticité ; car s’il y a bien un moment pendant lequel je coïncide complètement avec celui que je suis, c’est bien la mort. Cette mort là n’arrivera à nulle autre qu’à moi. La philosophie se définit parfois comme l’exercice qui apprend à mourir. La mort serait donc le moment de tirer les conclusions de l’existence vécue. Bien entendu
tout le monde souhaiterait ainsi que le dit Hésiode : « Mourir comme on s’endort, quand on tombe de sommeil. », mais la réalité est parfois autre, je ne tire aucune conclusion, j’agonise. Mais cette lutte nous achève-t-elle, nous aliène-t-elle, ou nous offre-t-elle la meilleure occasion de coïncider avec nous-même, ainsi que le pensaient les anciens comme Simonide : un homme ne peut-être dit heureux qu’au jour de sa mort. Celui qui passe devient à ce moment celui du passé. Une identité se fixe dans le souvenir des survivants. Peut-être est-ce pour ce souvenir que nous entreprenons cet exigeant métier d’exister.

Partager cette page sur :